Ce mardi, 21 janvier 2020, Cooperstown annoncera le nom de son ou de ses nouveaux locataires, ces légendes du baseball qui feront leur entrée en juillet au Hall of Fame, le Temple de la Renommée du baseball majeur. Si certains noms ne souffrent d’aucune discussion (Derek Jeter aura bien entendu sa plaque dès 2020), d’autres créent un débat constant, parfois sur les dix années que durent leur droit à postuler pour une place parmi les Immortels. Et se pose, comme dans toute récompense individuelle, la question des juges et de leur justice. Une faute grave est-elle une perte de légitimité ? Un palmarès collectif est-il plus important que les prouesses individuelles ? Les dés sont-ils pipés si l’on est une légende de Coors Field, le stade des Colorado Rockies ? Sans oublier pour autant les Helton, les Vizquel, les Schilling ou autres Rolen, on ouvre le débat avec quatre noms : Larry Walker contre Derek Jeter d’un côté, Barry Bonds et Roger Clemens de l’autre. Point de vue.

Chaque année, aux derniers jours de l’automne, les journalistes référents de l’Amérique du Baseball s’affairent à graver dans la pierre le nom de quelques immortels, ces légendes du National Pastime qui feront quelques mois plus tard leur entrée à Coopertown, le Temple de la Renommée du baseball majeur.
Certaines superstars ont un chemin tout tracé vers le Hall of Fame, à l’image de Mariano Rivera, le plus grand closer de tous les temps, intronisé l’an dernier à l’unanimité des 425 ballots soumis. D’autres passeront de justesse, ce fut le cas d’Edgar Martinez, toujours en 2019, qui fut admis parmi les légendes lors de sa dixième et dernière année dans le ballot. La plupart, enfin, restera aux portes du Temple, légendes parmi les leurs mais personnages insignifiants parmi les dieux du Ballpark.

Mais comme toute récompense individuelle basée sur les performances et carrières individuelles, à l’image des polémiques récentes (et annuelles) au sujet du Ballon d’Or dans le monde du football, est-il vraiment possible de faire confiance à un pool de journalistes, tout respectables et impartiaux qu’ils puissent être, pour décider de quel joueur a mérité un jour de se faire une place dans le Gotha.
Ces quatre-cents et quelques journalistes ont la lourde tâche de comparer les mérites d’une poignée de stars du jeu, et de choisir un maximum de 10 noms qu’ils jugeront digne de rejoindre la Galerie des Héros, mais sur quels critères ? Les titres collectifs sont-ils supérieurs aux titres individuels ? Le charisme est-il un facteur de décision ? Les votants devraient-ils prendre en compte le compas moral pour juger de qui est digne de figurer au panthéon, et qui ne l’est pas, a l’image d’un Pete Rose, légende éternelle du sport et encore aujourd’hui laissé aux portes de Coopertown pour des histoires de paris sportifs aux dernières heures de sa carrière.
Mais au-delà de Rose, qui sera probablement intronisé à titre posthume quand il aura joué le dernier out de sa riche et tumultueuse existence, c’est bien du Ballot 2020 que je tiens à parler ici, puisqu’il pose en grand, et en quatre noms, toutes ces questions de légitimité, de grandeur et de morale.
Jeter par la grande porte, Walker aux oubliettes?
Et la première de ces questions concerne la légende des New York Yankees, le capitaine de l’une des – sinon la – plus grandes équipes de l’histoire du baseball : 20 ans de carrière, 5 victoires en World Series, 14 apparitions au All Star Game et sans aucun doute LE leader de cette invincible armada qu’étaient les Bronx Bombers de la fin des années 90.
Alors attention, pas question de disputer la place de Jeter au Hall of Fame, ni même d’imaginer qu’il devrait attendre au-delà de sa première année pour faire son entrée à Coopertown. Jeter sera le premier nom de la classe de 2020, la question est de savoir s’il sera élu à l’unanimité, comme Mariano Rivera l’an dernier, voire même élu tout seul… et c’est là que commencent les soucis.
Steven Marcus, journaliste de Newsday, est l’un des votants qui ont d’ores et déjà déclaré publiquement qu’ils ne cocheraient qu’un nom sur les dix possibles sur leur bulletin de vote, celui de Derek Jeter. Si sa présence parmi les plus grands est indiscutable, comment pourrait-on justifier faire de lui un choix unique et unanime, sauf à ignorer tacitement ses limites sportives au profit de son statut de légende.
Mariano Rivera était le meilleur closer de l’histoire du baseball, recordman du nombre de sauvetages (652) et de matchs terminés (952), auteur du dernier out lors de trois de ses cinq titres suprêmes avec les Yankees, et ce sont ces petits détails qui ont fait de lui le premier joueur de l’histoire élu à l’unanimité.
Jeter, pour sa part, présente un solide bilan en carrière à son poste d’arrêt-court, un bilan qui le place parmi les grands de son époque mais, excusez-moi le terme un peu dur, rien de spécial : en 20 ans de carrière, il aura compilé une jolie moyenne de .310 au bâton, quelques instants de légende et instants clutch en postseason y compris ce fameux walk-off home run lors des World Series 2001 qui lui valut le surnom de « Mr November ».
Pourtant, il n’a remporté aucun titre de MVP, que la raison soit son manque de puissance (son record de Home Runs sur une saison est 24), son apport défensif plus que médiocre (-188 Runs Défensifs Sauvés par rapport à la moyenne) ou le fait que d’autres joueurs étaient tout simplement meilleurs que lui, même à l’apogée de sa carrière.
Alors oui, Derek Jeter est un Hall of Famer pour ce qu’il fut, ce qu’il représente et en tant que capitaine de la plus grande équipe du baseball moderne, mais il semble quelque peu injuste de l’envoyer seul sur son nuage, lorsque dans le même temps la porte risque de se refermer définitivement sur une autre légende, un héros des Colorado Rockies cette fois, Larry Walker.
Malgré une carrière quelque peu rongée par les blessures, comme en témoigne un nombre d’At Bats largement inférieur à celui de l’incassable Jeter, Walker offre des chiffres comparables ou supérieurs à ceux de Jeter dans tous les domaines, du WAR (72.7 contre 72.4 ; petite note amusante en passant : Mike Trout en est dejà à 72.5 WAR au terme de sa neuvième saison ) à la moyenne au bâton (.313 contre .310), avec un apport défensif largement supérieur pour l’ancien outfielder des Rockies (99 Runs Défensifs Sauvés par rapport à la moyenne). La comparaison statistique ramenée à une moyenne par 162 matchs disputés établit encore un peu plus cette supériorité sportive du MVP de National League 1997, et ce même en prenant en compte le fameux facteur Coor Fields.
Cela signifie-t-il que la carrière de Larry Walker mériterait d’être vue comme égale à celle de Derek Jeter ? Absolument pas, puisque la stature de leurs équipes, de leurs palmarès, la pression de New York et la personnalité de Jeter font par nature de lui, même sans être le meilleur joueur de baseball de sa génération, le visage d’une décennie entière de baseball. Est-il juste, cependant, que pour un apport sportif plus ou moins égal, l’un ne se pose que la question du vote unanime ou non tandis que l’autre voit son dixième et dernier passage devant le jury avec bien peu d’espoir de voir – enfin – la porte s’ouvrir devant lui.

Bonds et Clemens, Légendes ou Parias?
Mais si le cas de Derek Jeter et Larry Walker pose la question de la légitimité d’un Hall of Famer et de l’injustice relative qui peut accompagner l’entrée ou non d’une légende du jeu dans la galerie des immortels, ceux de Barry Bonds et Roger Clemens, un peu comme celui de Pete Rose cité plus haut, posent un problème bien plus profond. Peut-on bannir pour toujours deux des plus grands joueurs de l’histoire du baseball, même si leurs fins de carrière furent entachées par le dopage, et s’ils furent les têtes de gondoles de la fameuse Steroïd Era ?
Alors, bien entendu, leurs carrières respectives ont pris une nouvelle dimension à partir de 1998 et de leurs premières expériences avec les laboratoires de performances. Certes, Clemens a obtenu 3 de ses 7 titres de Cy Young (celui de 1997 peut également être placé dans une zone d’ombre certaine) en 1998 et après, tandis que Barry Bonds obtenait les quatre derniers de ses sept titres de MVP dans les années 2000.
Mais ce serait vite oublier qu’ils étaient déjà des superstars avant de devenir des machines de guerre dignes d’un mauvais Marvel, et que même dans un sport turbo-boosté jusqu’à l’absurde ils se distinguèrent, simplement parce qu’ils étaient – à armes égales – supérieurs à tous leurs contemporains, comme un Mike Trout plane aujourd’hui au-dessus de tous ceux qui l’accompagnent sur les diamants de MLB.
Sans faire offense – par exemple – à Sammy Sosa et Mark McGwire qui accompagnèrent Barry Bonds lors de la frénésie de Home Runs qui résulta en une pluie de records culminant avec les 73 bombes de Bonds en 2001, ceux-là n’avaient certainement pas le pedigree pré stéroïdes de l’Outfielder californien. Il suffit, pour se convaincre de cet énorme distinguo, de jeter un œil aux statistiques de Barry Bonds lors de ses 12 premières saisons dans les Majors, si sa carrière avait dû s’arrêter au terme de la saison 1997, avant la date présumée de sa rencontre avec les laboratoires médicaux.
En 12 saisons, Bonds avait frappé 374 HR (789 XBH au total) pour 1094 points produits, avait volé plus de 300 buts, obtenu 260 buts sur balles et affichait une slash-line en carrière de .288/.408/.551 avec 91.8 WAR cumulés. A tous les niveaux, ce sont des performances qui le placeraient juste en dessous – de très peu – des temps de passages projetés (et on espère au-dessus de tout soupçon) de Mike Trout au terme de sa douzième saison. A ce stade de sa carrière il avait également obtenu trois titres de MVP et sept participations au All Star Game, avec pour seul point négatif des performances relativement médiocres lors de ses rares apparitions en postseason.
Plus tard, alors qu’il enchaînait les Home Runs à un rythme absurde comme s’il tournait des burgers sur un barbecue, il se distinguait encore par une moyenne au bâton quasi surnaturelle et qui elle ne peut pas forcément s’expliquer par le simple dopage. Parlons donc de 2004: cette année-là, il ne frappa « que » 45 coups de circuit pour 101 points produits, mais il obtint 232 buts sur balles et une ligne de stats de .362/.609/.812 pour un OPS de 1.422. Les BB, OBP et OPS restent encore à ce jour des records absolus sur une saison dans l’histoire de la MLB.
Un joueur au-dessus de ses contemporains donc, le talent d’une génération, qui aurait sans aucun doute été intronisé au Hall of Fame si sa carrière s’était terminée à l’orée de la saison 1997, ou s’il avait fait le choix de la pureté. Car il était déjà l’un des plus grands, et il n’avait pas besoin de forcer le destin pour rester dans la légende… mais pour citer le légendaire Coach Blitzer, entraîneur fictif de l’équipe de Jamaïque de Bobsleigh* : « Tu veux savoir pourquoi j’ai triché ? (…) C’est tout simple, il fallait que je gagne. (…) J’étais programmé pour gagner, et quand tu es programmé pour gagner, tu es prêt à tout. »
Quid de Roger Clemens ? Là encore, jetons un œil à ses années, de sa saison de rookie en 1984 à sa saison de Cy Young en 1997, en imaginant naïvement que sa rencontre avec le dopage est arrivée soudainement pendant l’hiver entre ses deux saisons chez les Toronto Blue Jays (1997-98).
En quatorze saisons avec les Red Sox puis les Blue Jays, Clemens s’était imposé comme le meilleur lanceur depuis Sandy Koufax, remportant un titre de MVP et quatre Cy Young awards. Alignant les batteurs comme des quilles, il s’était offert lors de ces années un tout petit peu moins de 3000 Strikeouts, un ERA en carrière de 2.97 et un ERA+ de 149 pour 80.7 WAR. Des statistiques en saison régulière qui le placeraient quelque part entre Clayton Kershaw et Max Scherzer à tous les niveaux, mais avec – comme Bonds – trop peu d’expérience en play-offs, jusqu’à ses années new-yorkaises, pour y avoir un réel impact.

Sa résurgence avec les Astros au milieu des années 2000 est bien entendu suspecte autant qu’elle reste anecdotique, même si lancer un ERA de 1.87 sur une saison complète (32 matchs, 13-8) à l’âge de 42 ans est tout sauf une performance banale.
Mais comme pour Barry Bonds, si ce sont les folles années de la Steroïd Era qui ont cimenté sa légende pour le meilleur et surtout pour le pire, ce sont les années qui ont précédé le glissement vers le côté obscur qui doivent être retenues comme preuve de son talent, l’un des plus grands des années 1990.
Nous voilà donc, ici, face à deux joueurs qui ne sont pas simplement des produits de la Steroïd Era (milles excuses, Alex Rodriguez), mais qui ont éclaboussé de leur talent la décennie précédant le début supposé (et admis) de leur implication avec les laboratoires de performance. A la date couperet du 1er Janvier 1998, après laquelle leur implication dans la prise de drogues illicites n’est pas remise en cause, Bonds et Clemens avaient déjà rempli toutes les conditions pour composter leur ticket pour Cooperstown avec chacun plus de dix ans de carrière, le plus grand talent de leurs générations, et des récompenses individuelles à la pelle. N’est-il pas dès lors hypocrite de faire de ces deux monstres, malgré leur faute indiscutable et injustifiable, les boucs-émissaires de la Steroïd Era ?
Le Baseball est un sport d’ombres et de lumières, avec ses démons, ses magouilles et ses personnages. Mais il se doit aussi d’être juste envers ceux qui, même quand ils se sont égarés sur les chemins de traverses, ont su un temps honorer leur sport par un talent au-dessus de la moyenne et faire rêver les foules par leur talent unique. Imaginerait-on un Maradona mis au ban de l’histoire du football pour la – grande – part d’ombre qui enveloppe sa vie et sa carrière de footballeur ? Les journalistes de la BBWAA n’ont plus que deux élections pour prendre une décision juste et évidente, celle d’introniser Bonds et Clemens à la place qui est la leur, parmi les légendes du baseball, même si cela implique de poser une petite astérisque à coté de leurs noms au moment de dévoiler les plaques honorant leurs carrières.
*Rasta Rockett (1993)
5 réflexions sur “Stéroïdes et légitimité, les grands débats du Hall of Fame 2020”