Du 8 au 21 mars prochains, se tiendra une compétition très attendue par les fans de baseball du monde entier, la World Baseball Classic. Regroupant les vingt nations les plus fortes du moment, la WBC 2023 promet un crû exceptionnel à la lecture des premiers rosters publiés. Jusqu’à l’ouverture du tournoi, The Strike Out vous propose de découvrir chaque jour l’un des pays participants sous l’angle de l’actualité ou de l’histoire. Interviews, récits historiques, biographies ou présentation de championnats, vibrez baseball international avec TSO. Aujourd’hui, direction le Canada, plus précisément la ville de Vancouver. Des immigrants japonais y ont créé une équipe dans les années 1910. Equipe aux nombreux succès mais à la destinée funeste : les Vancouver Asahi.
Les origines du baseball au Canada
Il est peu de dire que le baseball n’est pas le sport roi au Canada. La rondelle est immensément plus populaire que la balle blanche. Pour autant, le baseball existe au Canada depuis fort longtemps. Le premier match rapporté par écrit remonte à juin 1838 à Beachville en Ontario. Il s’agit d’une rencontre de townball (ou “Jeu du Massachusetts”), une variante du rounders créé sur la base du cricket anglais et popularisé dans l’Etat de Nouvelle-Angleterre à l’est des Etats-Unis.
C’est d’ailleurs dans la province de l’Ontario que se développe le baseball organisé, c’est à dire avec cette fois la variante du “Jeu de New-York” d’Alexander Cartwright avec ces 9 joueurs sur le terrain. Un premier club, les Young Canadians, est créé à Hamilton en 1854. Les premières compétitions internationales (en fait des matchs entre équipe américaines et canadiennes) se déroulent en 1860 et contribuent encore un peu plus à la popularité du sport. Il devient même semi-professionnel quelques années plus tard et l’équipe de Guelph (toujours dans l’Ontario) est la première à engager et payer des joueurs originaires des États-Unis.

La première ligue professionnelle canadienne est créée en 1876 et regroupe les clubs de Kingston, Toronto, Hamilton, Guelph et London (que des villes ontariennes). Dix ans plus tard, Toronto rejoint les ligues mineures américaines puis un premier joueur canadien (William Phillips) est signé par une équipe de Major League (Cleveland) en 1879.
Et à l’ouest du Canada me direz-vous? Le baseball dit “moderne” apparaît à Winnipeg en 1874. On n’est pas encore vraiment à l’ouest d’ailleurs, mais comme pour bien d’autres choses au Canada ou aux Etats-Unis, l’essor du baseball est lié à celui du chemin de fer. Les premières compagnies voient d’un bon oeil les équipes se déplacer en train pour aller jouer leur match à des centaines de kilomètres de leur ville d’origine! Début XXe, le Yukon et ses chercheurs d’or plébiscitent le sport sur leur temps libre. On organise même des matchs entre la capitale de la province, Whitehorse, et la ville de Skagway en Alaska. En 1907, la Ligue canadienne de l’Ouest est formée en Alberta et, deux ans plus tard, des équipes de la Saskatchewan et du Manitoba joignent ses rangs.
Pendant les deux guerres mondiales, le sport et notamment le baseball occupe une place importante dans la vie quotidienne des soldats canadiens basés en Europe. Il leur permet de décompresser, de garder le moral, de s’entretenir physiquement. Au lendemain de WWII, un certain Jackie Robinson rejoint les Royaux de Montréal, club de Ligue Mineure des Brooklyn Dodgers.

Grâce à Jackie, 1946 est pour beaucoup l’année qui marque la “vraie” naissance du baseball canadien. Il faudra attendre quand même attendre 1969 pour que la MLB n’arrive dans le pays avec les Expos de Montréal, rejoints en 1977 par les Toronto Blue Jays (épisode de notre série “En Toute Franchise”). Si la première de ces franchises n’a pas survécu, la seconde s’est offerte deux World Series en 1992 et 1993, preuve en est que le baseball au Canada existe bien. De jolis noms apparaissent d’ailleurs quand on regarde la liste des Canadiens ayant évolué en MLB : Ferguson Jenkins, Denis Boucher, Eric Gagné, Larry Walker, Russell Martin, Justin Morneau, Joey Votto, Freddie Freeman.
L’arrivée des travailleurs japonais au Canada
On parlait de l’expansion du baseball dans l’ouest du Canada via le déploiement du chemin de fer en provenance de l’est du pays. C’est aussi grâce au rail que le baseball doit son arrivée au Japon : importé par un professeur américain expatrié en 1873, il a été popularisé grâce à un ingénieur japonais des chemins de fer qui avait étudié sur la côte Est des USA. Le Shimbasji Athletic Club voit le jour en 1878, composé de travailleurs des chemins de fer et de techniciens étrangers (l’histoire du baseball au Japon est à découvrir dans cet article).

Revenons au Canada où le boom économique s’est fait par l’est et l’expansion du rail mais aussi directement par la façade ouest, côté pacifique. Pour répondre aux besoins croissants en main d’œuvre pour les mines, l’industrie, l’agriculture et la pêche, des travailleurs japonais arrivent dès les années 1870. On estime leur nombre à 9 000 début XXe. 95% d’entre eux s’installent dans la province de Colombie-Britannique, 3 000 dans la seule agglomération de Vancouver. La communauté, baptisée Issei, créée son quartier Little Tokyo avec ses magasins, ses restaurants, ses écoles, ses lieux de cultes. Grâce à cette “enclavement”, les Japonais préservent leur culture et leurs traditions, ce qui ne manque pas de faire d’eux des victimes d’un racisme ambiant de la part de la population caucasienne protestante. Des raids sont menés en 1907 dans le Chinatown et le Little Tokyo de Vancouver, de nombreux magasins tenus par les immigrants sont mis à sac.
Lors de leur venue au Canada, les immigrants japonais ont dans leur valise leur gant et balles. La première équipe délocalisée se forme en 1908 : le Vancouver Nippon Baseball Club. Sur les terrains, la première génération est rejointe par la deuxième, des japonais nés au Canada. On nomme cette deuxième génération : Nisei.
Les Vancouver Asahi, heures dorées
La deuxième équipe japonaise de Vancouver s’appelle les Asahi. Elle est créée en 1914 par un homme d’affaires japonais installé dans la ville. Elle joue elle aussi au Parc Oppenheimer, officieusement les Powell Street Grounds au cœur de Little Tokyo. “Asahi” se traduit par “soleil levant”, c’est un synonyme de “Nihon” qui a donné son nom au pays en version originale. Les deux équipes japonaises s’affrontent entre elles mais se confrontent également à des équipes canadiennes, le plus souvent formées par des corporations : équipes de pompiers ou de pêcheurs par exemple.

En 1918, le Vancouver Nippon Baseball Club est dissout et ses joueurs rejoignent les Asahi, désormais seule équipe japonaise de la ville. Elle prend à cœur de développer les jeunes talents afin de rivaliser avec les équipes canadiennes. Premier fait de gloire en 1919 quand les Asahi remportent la Vancouver International League. Leur popularité dépasse peu à peu les frontières de Vancouver et ils attirent de plus en plus de joueurs installés dans la région.
Les Asahi changent plusieurs fois de ligues, elles sont très nombreuses en Colombie-Britannique car le baseball y est extrêmement populaire. Ils s’installent pendant trois saisons dans la Vancouver Senior League (1927-29) mais y subissent pas mal d’injustices arbitrales. Pendant la décennie suivante, ils se promènent de ligues en ligues avec succès (titres de 1930, 1932 et 1933 en Vancouver Terminal League par exemple), traversent aussi la frontière pour jouer à Seattle ou Tacoma, dans l’état américain de Washington, contre des équipes formées par des américano-japonais. En mai 1935, les Tokyo Giants (aujourd’hui Yomiuri Giants) – première équipe pro créée au Japon – viennent affronter les Asahi à Vancouver. Mais les Asahi vont aussi disputer des matchs au Japon contre des équipes universitaires. En 1941, les Vancouver Asahi sont au sommet de leur art. Ils remportent le Pacific Northwest Japanese Baseball Championship. Au sommet de leur popularité également. Les joueurs sont des héros pour leur communauté, des symboles d’intégrité et de travail.
Ils ont développé un style de jeu spectaculaire et peu répandu à l’époque, surnommé brain ball à base de bunts et de vols de bases. Une boxscore de 1928 rapporte qu’ils remportent un match sur le score de 3-1 sans frapper aucun hit mais avec des sacrifice bunts, des walks, des vols de bases et des erreurs adverses. Le jeu pratiqué est bien sûr idolâtré par la communauté japonaise mais aussi les spectateurs blancs qui étaient dans un premier temps très hostiles. Les équipes adverses aussi. Comme le connaîtra quelques années plus tard Jackie Robinson, les Asahi entendent des insultes raciales sur le terrain et depuis les dugouts. Les articles de grands quotidiens comme le Vancouver Sun ou le Daily Province ne se gênent pas non plus pour employer des expressions racistes dans les résumés de matchs.

Les mentalités évoluent heureusement et des joueurs des Asahi sont même invités à rejoindre des all-White teams (Roy Yamamura chez les Vancouver Arrows en 1931). Mais toujours pas de capital sympathie auprès du gouvernement canadien. Dans les années 30, à la suite de la Grande Dépression, les citoyens asiatiques ou d’origine asiatique se voient priver d’assistance sociale, les licences de pêche sont désormais limitées. Ils seront même privés de droit de vote jusqu’en 1948.
Les Vancouver Asahi, heures sombres
Quelques semaines après que les Asahi aient remporté leur dernier titre en date, les forces japonaises mènent une attaque surprise – le 7 décembre 1941 – contre la base navale américaine de Pearl Harbor située à Hawaï (2400 morts). Le lendemain, les Etats-Unis entrent dans la Seconde Guerre Mondiale aux côtés des alliés. Le 9 décembre, le Royaume-Uni et son empire colonial, dont le Canada, entrent en guerre contre le Japon.

Le 24 février 1942, douze semaines après l’attaque sur Pearl Harbor, le gouvernement canadien s’appuie sur la “Loi sur les mesures de guerre” (War Measures Act) pour donner l’ordre d’arrêter tous les canado-japonais résidant sur une bande de 160km sur la côte Pacifique. 22 000 hommes, femmes et enfants – 75% sont de citoyenneté canadienne – sont chassés de leurs maisons, entreprises, fermes, magasins… et internés dans des camps de travaux forcés.
Parmi ces “prisonniers”, qui n’ont rappelons-le commis aucun délit, figurent des anciens ou actuels joueurs des Asahi. Dans le peu d’affaires qu’ils ont pu emmener avec eux dans les camps figurent leurs gant, batte, balle ou même uniforme et assez rapidement ils créent des terrains dans les cours de promenade. Les joueurs pros invitent d’autres prisonniers pour former des équipes et organisent des matchs contre leurs gardiens. La pratique se développe tellement que les prisonniers obtiennent l’autorisation de jouer contre des équipes des villes voisines des camps. La plupart de leurs adversaires sont surpris de les voir maîtriser aussi bien l’anglais que le baseball, beaucoup n’avaient même jamais été en contact avec des membres de la communauté japonaise qui s’est peu développée en dehors de la façade Pacifique. Un véritable championnat s’organise en 1943 et les fans suivent leur équipe jusqu’aux portes des camps pour les voir évoluer. Bien sûr les conditions d’internement sont difficiles, et complètement injustes, mais cet amour pour le baseball permet à beaucoup de s’offrir une respiration.

A la fin de la guerre, le gouvernement fédéral canadien pousse un grand nombre à accepter une déportation massive. Ceux qui restent ne sont autorisés à retourner sur la côte ouest qu’en avril 1949, près de cinq ans après l’armistice! Ils ont perdu leur maison, leur commerce. L’équipe des Asahi ne se reformera jamais. Ses membres se dispersent un peu partout dans le pays et créent de nouveaux clubs : Montreal Nisei Baseball Team ou Honest Ed’s Nisei à Toronto. C’est seulement en 1972, 31 ans après leur dernier match, que les membres des Vancouver Asahi organisent des retrouvailles au Centre culturel Canado-japonais de Toronto.
Il faut attendre 1988 pour que le premier ministre canadien de l’époque, Brian Mulroney, fasse des excuses publiques au nom du gouvernement canadien pour l’internement des canado-japonais. Un dédommagement de 21 000 dollars est versé à chaque survivant et plus de 12 millions de dollars sont alloués à un fonds communautaire et à des projets de défense des droits de la personne. Mais pour beaucoup d’entre eux, il y a encore une “amnésie historique” autour des destins des Asahi.
L’héritage des Vancouver Asahi,
A l’été 2003 à l’occasion de l’intronisation des Asahi au Hall of Fame canadien [voir plus bas], les Toronto Blue Jays organisent une soirée hommage à l’équipe et plusieurs membres sont d’ailleurs présents. La même année, l’Office national du film du Canada (insitution d’Etat) sort un documentaire d’une heure intitulé “Sleeping Tigers : The Asahi Baseball Story”. En 2014, le film “The Vancouver Asahi” du réalisateur japonais Ishii Yuya sort en avant-première au Festival International du Film de Vancouver. Il remporte un très beau succès d’audience au Canada.
Toujours sur les écrans, l’histoire des Asahi est mise à l’honneur par “Historica Canada”, organisme officiel consacré à la sensibilisation à l’histoire canadienne et la citoyenneté. Ces mini-docs “Minutes du Patrimoine” sont d’habitude réalisés en français et en anglais mais celui-ci connait également une version japonaise. Kaye Kaminishi, dernier membre encore en vie des Asahi, participe au tournage. Il a fêté ses 100 ans en 2022.

Toujours en cette année 2014, le Canadian Nikkei Youth Baseball Club voit le jour. Rebaptisé Asahi Baseball Association deux ans plus tard, il organise des camps d’entraînement et des évènements sociaux et caritatifs pour la jeunesse canado-japonaise. Il fait perdurer la légende et surtout l’héritage de cette équipe pionnière.
Le Temple de la renommée et musée du baseball

Le Canada a son propre Hall of Fame! Après un premier essai non concluant pendant une dizaine d’années à Toronto, il a finalement élu domicile à Saint-Marys dans l’Ontario. Rappelons que c’est à 30 minutes de cette ville que fut disputé l’un des premiers matchs de baseball décrit en Amérique du nord. C’était le 4 juin 1838.
Sont intronisés chaque année des joueurs, coachs, dirigeants canadiens mais aussi des annonceurs, journalistes, arbitres, joueurs internationaux ayant brillé aux Expos et aux Blue Jays (par ex : Roy Halladay, Pedro Martinez, Vladimir Guerrero ou Joe Carter). Notre équipe des Vancouver Asahi a fait son entrée au Temple en 2003. La liste complète des intronisés est à retrouver ici.
Source : L’Encyclopédie canadienne
Photo de Une : Timbre édité par la Poste canadienne en 2019 pour célébrer l’équipe de 1940 des Vancouver Asahi.