Entretien avec Peter Marquis “le baseball, une religion civile à laquelle les présidents doivent s’associer”

À l’occasion de l’élection présidentielle américaine du 3 novembre prochain, The Strike Out a souhaité explorer les liens entre le baseball, le National Pastime de l’Amérique, et la politique US. Extrêmement polarisante depuis le premier jour, la présidence de Donald Trump a été notamment marquée par le mouvement Black Lives Matter qui a bousculé le monde sportif. Du genou à terre de Colin Kaepernick en 2016 aux manifestations de solidarité qui ont foisonné en NBA et en MLB l’été dernier, les enjeux de société se sont imposés aux grandes ligues professionnelles. Pour explorer les liens entre baseball et politique, hier et aujourd’hui, The Strike Out donne la parole à Peter Marquis, maître de conférence en Histoire des États-Unis à l’université de Rouen, spécialiste des questions de sports et sociétés.

À quel moment la politique est-elle entrée en résonance avec le baseball (ou inversement) ?

Au sens large, le baseball a toujours été impacté par la politique puisque son développement en dehors des cercles de commerçants et employés de bureau new-yorkais a eu lieu pendant et après la Guerre de Sécession. Puis, il se professionnalise dans les années 1870 grâce à l’essor du capitalisme industriel, qui voit les grandes entreprises se doter d’équipes représentant leur nom. L’essor d’une société des loisirs et des spectacles, encouragé par des politiques pro-business, explique enfin son statut de passe-temps national jusqu’aux années 1960.

Quand on décrit la place du baseball et de la MLB dans la politique américaine, on en fait un espace neutre politiquement, un lieu où s’effacent les différences politiques, contrairement au football américain/NFL, marqués Républicains, ou au basketball/NBA, connotés Démocrates. Est-ce une vision juste ?

Il est vrai que son statut de passe-temps national place le baseball hors du temps et donc hors des querelles partisanes. Preuve en est: tous les présidents, y compris Obama, ont, à un moment ou un autre, exécuté le premier lancer d’un match important. Toutefois, il demeure un sport historique, voire légendaire, donc le récit qu’il propose s’accommode des valeurs républicaines traditionnelles, qui ne sont pas, je le rappelle, celles de Donald Trump ou des leaders du Parti aujourd’hui. Pour répondre précisément à la question, il faudrait regarder les tendances politiques des propriétaires de club de la MLB et leurs donations. C’est faisable car les dons sont recensés publiquement sur le site de la FEC, mais cette méthode a ses limites.

Les joueurs MLB, à une seule exception, n’ont pas suivi le mouvement lancé par Colin Kaepernick en 2016 mais, et c’est surprenant, beaucoup ont rejoint le mouvement Black Lives Matter l’été dernier pour dénoncer le racisme et les violences policières. Comment l’expliquer ?

On explique souvent ce défaut d’engagement en faveur d’une réforme des pratiques policières par la démographie: 85% des joueurs de NBA sont africains-américains, contre moins de 20% pour le baseball. Mais je ne suis pas pleinement convaincu par cette explication, car les joueurs latinx sont majoritaires et eux aussi sont touchés par le racisme systémique, c’est à dire des inégalités de traitement reproduits par les institutions dans le domaine des soins, de la justice, de l’éducation, du logement, de la représentation démocratique, etc. Black Lives Matter a justement élargi le spectre de la mobilisation en redéfinissant le mot “Black”. Il s’agit en fait de tous les groupes maintenus en bas de l’échelle sociale: autochtones, Latinx, “brown” people, les personnes LGBT, les travailleurs immigrés, etc. Il est donc probable que certains joueurs MLB se sentent davantage concernés qu’il y a 4 ans. On ne peut aussi négliger l’effet de suivisme. Personne ne veut être le dernier à se prononcer pour une cause, aussi consensuelle soit-elle.

En dehors des évènements récents liés à Black Lives Matter, la MLB a-t-elle déjà été le théâtre de revendications politiques ou de mouvements d’humeur face au pouvoir politique ?

Il y a bien sûr eu la grève de 1994, mais elle avait pour objectif de renégocier les salaires. Le syndicat des joueurs, mis en place par Marvin Miller dans les années 1960, a beaucoup fait pour que les joueurs de la MLB soient des employés reconnus comme tels, avec des droits, notamment de choisir leur lieu de travail. Ce n’était pas le cas pendant l’ère de la “clause de réserve” qui tenait les joueurs dans une sorte de servage car ils ne pouvaient pas négocier avec d’autres clubs ni même interrompre un contrat avant son terme. Les “big leagues” ont longtemps été un cartel se comportant de manière paternaliste. C’est moins le cas aujourd’hui, mais je ne serai pas surpris qu’un droit de réserve tacite existe dans chaque club.

On se rappellera de Branch Rickey qui a engagé Jackie Robinson en 1946 à condition qu’il ne réponde pas aux provocations racistes venues des joueurs, du public, de la presse. Je voudrais aussi parler d’un héros méconnu, Roberto Clemente, joueur porto-ricain, qui en avril 1968 refusa de jouer avec son équipe, les Pirates de Pittsburgh, afin d’honorer la mémoire de Martin Luther King Jr, assassiné quelques jours plus tôt. Son boycott, l’équivalent de mettre à genou à terre aujourd’hui, se propagea à toute la ligue et Opening Day fut repoussé. Toute sa carrière Clemente a revendiqué son droit d’être traité comme un être humain malgré son identité noire et porto-ricaine, objet d’une double oppression aux Etats-Unis. If I’m good enough to play here, I have to be good enough to be treated like rest of the players. So I don’t wanna be put in a bathroom because I came here and I’m from Puerto Rico. I wanna be right there in front of everybody. (source)

crédit : Getty Images

Ces dernières années, des réactions ont eu lieu chez les joueurs ou les fans contre Trump. Je pense au président hué par les fans des Washington Nationals durant les World Series 2019 ou certains joueurs des Red Sox et des Nationals qui ont refusé d’aller à la Maison Blanche après leurs titres de champion. Est-ce que, avec Black Lives Matter, ces actions politiques venant du monde du baseball montrent que la présidence de Donald Trump est véritablement polarisante, là où la figure présidentielle est généralement rassembleuse malgré les divergences politiques ?

D’autres champion-nes ont refusé de se rendre à la Maison Blanche comme c’est la tradition après un titre national ou olympique. Le président Trump a été élu grâce au collège électoral en perdant le vote populaire; de plus, les soupçons de fraude n’ont pas été balayés. Il n’est pas donc légitime pour beaucoup d’Américain-es, y compris les athlètes dont beaucoup, de surcroît, viennent des minorités historiquement victimes de politiques publiques inégalitaires. Trump n’a pas caché son mépris pour les Hispaniques, les immigrants, les sportifs rebelles comme Kaepernick (insulté comme le ferait un voyou des rues), etc. Par conséquent, la polarisation n’a jamais été aussi grande entre les citoyen-nes qui apprécient ses idées et son style et celles et ceux qui trouvent son comportement infamant. C’est, bien entendu, inédit dans l’histoire de la présidence. Même George W. Bush qui, dans les années 2000, avait suscité beaucoup de critiques et d’hostilité, passe pour un président rassembleur en comparaison.

Quelle place ont accordé les présidents américains, et plus largement les hommes et femmes politiques du pays, au baseball dans leur projet politique et leur communication ?

C’est une question qui demande un traitement ample et détaillé, comme je l’ai modestement fait dans cet article de Histoire@Politique. Pour résumer, le président états-unien pratiquerait le sport et s’associerait à des évènement sportifs car (1) c’est un moment de détente au sein d’un emploi du temps surchargé ; (2) c’est, en termes de relations publiques, un investissement sûr présentant peu de risques de retombées négatives ; (3) c’est un lieu de sociabilité propice à l’entretien d’un réseau de connaissances utiles ; (4) c’est une bonne école pour former le tempérament et apprendre à gagner, perdre, mener, obéir, bref l’antichambre idéale au jeu politique ; (5) défendre la cause des sports permet de disséminer un discours sur l’identité nationale sans avoir recours aux discours exceptionnaliste ou nationaliste.

Pour le baseball en particulier, premièrement, les présidents aiment à se montrer dans les grands rendez-vous du sport américain, comme le match d’ouverture de la saison de baseball. Ce fut Taft le premier qui, en 1910, à la demande du propriétaire des Washington Senators, inaugura la coutume de lancer la première balle depuis les gradins au joueur qui allait commencer la partie. Cette tradition fut inventée dans les années mêmes où une commission menée par Albert Spalding, ancien sportif devenu propriétaire de club et entrepreneur, prouva, au terme d’une enquête à charge, que le baseball était un sport américain et non britannique, incarnant le génie national « comme deux plus deux font quatre » (NDLR : il s’agit de la commission Mills qui déclara que le baseball fut inventé par un héros de la guerre de sécession, le général Abner Doubleday en 1939 à Cooperstown. Ce qui est un mythe mais conduisit à créer de Hall of Fame du baseball à Cooperstown) . Après Taft, tous les présidents consentirent à ce rendez-vous devenu, pour Steven Pope, un « rituel patriotique », y compris Franklin Delano Roosevelt qui, malgré son invalidité, détient le record de premiers lancers .

Depuis quelques années, on voit même les présidents se rendre sur les terrains au cours de la saison de baseball. On pense à Obama saluant la foule et rendant visite aux joueurs lors du All-Star Game de juillet 2009, première sortie sportive après son élection, ou bien à G. W. Bush qui, quelques semaines après les attentats du 11 septembre 2001, se rendit au stade des New York Yankees pour faire le premier lancer du match 3 des World Series. Soucieux d’exhiber sa virilité, il effectua ce premier lancer depuis le monticule du lanceur, et non depuis les gradins comme c’était l’habitude . Ancien joueur lui-même, Bush lança un strike parfait et reçut de la part des 55 000 spectateurs un tonnerre d’applaudissements (NDLR : son père, le président Georges Bush fut un excellent joueur de baseball, participant aux College World Series de 1947 avec l’équipe de Yale dont il était le capitaine. W. Bush fut, quant à lui, co-propriétaire et président des Texas Rangers). Enfin, la diffusion de l’hymne américain et le salut aux soldats avant chaque match de championnat achèvent de faire du baseball le sport national par excellence, religion civile à laquelle les présidents doivent s’associer. Pour finir, une interrogation s’impose : si une femme était candidate en 2024, comment pourrait-t-elle gagner l’élection sans s’approprier cette longue histoire mêlant sport, virilité et imaginaire présidentiel?

Merci à Peter Marquis d’avoir répondu à nos questions.

Suivez Peter Marquis sur Twitter : @sportetsocietes


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