Il y a quelques jours, Armando Galarraga – ancien lanceur partant des Ligues Majeures et bien connu pour un quasi perfect game, volé par une grossière erreur d’arbitrage de Jim Joyce – a demandé que la MLB revienne sur ce match et le déclare parfait. Il souhaite ainsi avoir sa place dans le panthéon du baseball avec les 23 autres matchs parfaits de l’histoire de la MLB. Son nom serait alors associé à Cy Young, Sandy Koufax, Catfish Hunter ou encore Randy Johnson. Si sa demande est des plus légitimes, voilà pourquoi, à mon humble avis, revenir sur cette erreur poserait problème.

Ce n’est pas la première fois que je reviens sur ce débat. J’ai déjà eu l’occasion à plusieurs reprises de discourir sur l’importance de l’erreur dans le jeu et l’histoire du baseball, notamment quant à l’arrivée des fameux arbitres robots et de l’accumulation de nouvelles règles sous les ères Selig et Manfred. L’erreur participe à faire vivre le jeu, à la fois sur le terrain et dans nos mémoires. Cela est vrai dans tous les sports. Que l’on parle d’une erreur défensive, d’une erreur d’arbitrage, d’une tricherie non vue par l’arbitre, elle crée des possibles. Elle crée de la dramaturgie. Elle crée ici des larmes, ici des rires, ici de la stupéfaction. Elle ne laisse pas insensible. Elle participe autant que les exploits et le talent des joueurs à donner du relief au jeu. Cette dramaturgie permet de vivre les matchs intensément. C’est là une première qualité.
Mais elle permet aussi de faire vivre cette dramaturgie sur le temps long. Elle nourrit ce que je nomme la richesse narrative. Un sport se vit dans le présent et dans le passé. Pour que le présent fasse sens, il doit se référer à un passé. Et ce passé vit grâce à une mémoire qui doit être entretenue, ce qui est admirablement le cas avec le baseball. Cependant, cette mémoire doit aussi nous raconter des histoires. Si le passé d’un sport – qui par essence est passion – n’est qu’une accumulation de résultats et de noms, il n’a alors que peu d’intérêt. Il faut donc une mémoire vivante pour que chaque incursion dans le passé nous fasse approcher l’émotion que l’on ressent devant un match au temps présent. Ces histoires doivent nous émerveiller à travers les âges.
C’est pourquoi il faut des erreurs tout autant que des homeruns légendaires, des strikeouts époustouflants et des actions défensives spectaculaires. Un jeu lisse, trop parfait, est ennuyeux. Le passionné de sport, comme celui de théâtre, de cinéma ou de littérature, veut vivre des montagnes russes émotionnelles. Un match se doit d’être comme une fiction. Il doit nous surprendre. Pas toujours. Parfois, on veut voir un film ou lire un livre dont le déroulé ou la fin sera conforme à nos attentes, à nos envies. Mais on veut aussi être bousculé, que l’on nous amène sur des chemins non désirés mais qui nous guident vers des émotions qui nous bouleversent, nous enrichissent.
Et s’il y a un sport qui a atteint un si haut niveau de mémoire vivante et de richesse narrative, c’est bien le baseball. Peu de sports peuvent se targuer d’avoir un passé si riche et qui interagit si bien avec son présent. Le baseball bénéficie d’une narration exceptionnelle où la grande Histoire se mêle avec délice aux innombrables petites histoires de la vie et autres anecdotes du jeu ou de ses à-côtés. L’erreur de jugement de l’arbitre Jim Joyce, empêchant Armando Galarraga d’obtenir son match parfait, participe à nourrir plus intensément l’histoire du baseball qu’un match parfait valide.
Le 2 juin 2010, au Comerica Park de Detroit, Armando Galarraga prend le monticule pour les Tigers face aux Indians de Cleveland. Quelques jours plus tôt, le 29 mai, la star du monticule, Roy Halladay, a lancé le 20ème match parfait de l’histoire de la MLB. Galarraga, lui, n’est pas une star du monticule mais le cinquième homme d’une rotation qui compte rien de mois que Justin Verlander, Max Scherzer et Rick Porcello. Pourtant, c’est bien Galarraga qui va briller de mille feux cette saison-là grâce à un match de légende, lui qui finira en 2012 sa carrière MLB (entamée en 2007) avec des stats loin du Hall of Fame (26-34 ; 4.78). Sur ce match, le Vénézuélien va offrir aux partisans des Tigers le 21ème match parfait de l’histoire de la MLB et le deuxième plus efficace en termes de nombre de lancers. Enfin, presque. Car, sur le 27ème et ultime frappeur, tout s’effondre. Alors que le match parfait fut sauvé dans ce début de 9ème manche grâce à un attrapé exceptionnel du champ centre Austin Jackson, réalisant un catch d’anthologie par dessus l’épaule dos eu jeu, c’est une simple grounder entre les première et deuxième bases qui va créer le scandale. Le futur Triple Crown 2012 Miguel Cabrera, quitte sa première base pour s’emparer sans difficulté de la balle frappée par Jason Donald et l’envoie à son lanceur qui couvre la première base. Jeu simple. Easy. Un out facile et évident. Sauf pour Jim Joyce, arbitre de première base. Donald est sauf.
Ce dernier est satisfait de briser le perfect game de la honte pour son équipe mais n’en revient pas non plus. Côté Tigers, c’est la stupéfaction, la consternation, des joueurs sur le terrain jusqu’aux fans dans les tribunes, en passant par la loge des dirigeants et la tribune de presse. Galarraga en sourit même à l’annonce du safe, sourire nerveux face à l’impensable, face à une situation ubuesque. Le replay est implacable. L’erreur est manifeste. La colère et les récriminations de Jim Leyland après le match ne changeront rien au résultat. Armando Galarraga sortira le 28ème batteur sur une groundout. Mais pas grand chose à fêter pour lui. C’est le visage fermé, retenant une tristesse sans nom, qu’il remercie ses coéquipiers en fin de match. Pourtant, Galarraga va ajouter une classe immense à ce match parfait qui n’en a pas le nom officiellement. Il va pardonner à Jim Joyce, considérant que ce dernier, qui a reconnu très vite son erreur, « se sent plus mal que lui ». L’arbitre versera de nombreuses larmes sur ce match parfait qu’il a volé à Galarraga. Le lanceur déclarera d’ailleurs « Personne n’est parfait. Tout le monde est humain ». Jim Leyland ajoutera même que l’appel de Joyce fait partie de « l’élément humain du jeu ».
En résumant très rapidement ce « near-perfect game », également appelé « 28-out perfect game », je vous ai livré deux paragraphes d’une histoire incroyable. Ce quasi-match parfait a bien plus de force et de résonance dans le grand livre du baseball que bien des matchs parfaits. Il est également unique en son genre. Il est le seul match parfait brisé par une erreur d’arbitrage suite à une frappe du 27ème batteur. Pour trouver une situation analogue, il faut remonter au 4 juillet 1908 quand Hooks Wiltse des New York Giants a vu son match parfait brisé par un mauvais jugement de l’arbitre. Cette fois-ci, l’arbitre Cy Rigler accorde une balle au frappeur de Phillies George McQuillan. Le compte est donc de 2-2 au lieu d’un ultime strikeout. Ce n’est pourtant pas un coup sûr qui brisera le match parfait mais un hit by pitch sur McQuillan. Sans incidence sur le match que Wiltse et les Giants remportent 1-0 en dix manches, sans que le lanceur n’accorde une frappe. Après le match, Cy Rigler avouera avoir faire une erreur sur le quatrième lancer qui était un strike. Une erreur qui fit passer Wiltse de la table des records des matchs parfaits à celle des no-hitters.
On le voit. Ces erreurs humaines nourrissent la mythologie du baseball. Leur disparition serait une catastrophe pour l’histoire du baseball qui reste à écrire et à raconter. Mais la demande de Galarraga pose un autre problème. Ou plutôt un double problème, celui de réécrire l’histoire et le précédent que cela crée. Il y a une question éthique et une question pratique. La question éthique est celle de savoir si l’on a le droit de réécrire l’histoire, de modifier le passé pour le rendre compatible avec nos exigences ou nos désirs dans le présent. La tentation est grande, surtout pour rétablir une forme de justice. Mais alors, qui décide de réécrire ? Qui décide de ce qui est juste ou non, de ce qui doit être réécrit ou non ? Surtout qu’ici, on ne parle pas uniquement d’histoire, comme revenir sur le bannissement à vie de Shoeless Jo Jackson pour l’introniser au Hall of Fame. On parle aussi de résultats et de règlements. ce débat n’est pas sans rappeler l’appel de certains à destituer les Houston Astros de leur titre 2017 et du précédent, là aussi, que cela pourrait créer.
La décision de Joyce, aussi mauvaise soit-elle, est une décision officielle. Revenir sur cet appel pourrait donc créer un précédent. Si la demande de Galarraga était acceptée, un joueur ou un manager, en activité ou à la retraite, pourrait demander de revenir sur telle ou telle erreur qui lui a paru déterminante dans sa carrière. Même chose pour les franchises qui mettraient en cause une erreur manifeste d’arbitrage ayant entraîné un important préjudice. L’histoire nous donne quelques exemples particulièrement frappants, des moments d’anthologie de notre sport qui ont été grandement influencés, ou perturbés, par une erreur d’arbitrage. De vrais What If en puissance.
Et si les arbitres n’avaient pas accordé le homerun légendaire du golden rookie Derek Jeter lors du Game 1 des finales de l’Américaine en 1996 alors que le futur Captain Clutch voyait sa longue balle permise par l’interférence d’un fan empêchant le champ droit des Orioles, Tony Tarasco, de s’emparer de la balle ? Les Orioles auraient pu gagner ce match en neuf manches, eux qui l’ont perdu en 11 sur un walk-off homerun de Bernie Williams. Cela aurait pu permettre aux Orioles de remporter cette série par la suite et aurait peut-être mis un coup d’arrêt à la dynastie naissante du Core Four côté Yankees.
Et si A.J Pierzynski avait été déclaré out durant le Game 2 des ALCS 2005 ? Alors que les Angels et les White Sox sont à égalité en milieu de 9ème, les White Sox passent au bâton. A.J Pierzynski compile trois strikes mais sur le dernier, une balle plongeante, l’arbitre appelle un troisième strike relâché alors que le receveur de Los Angeles a bien attrapé la balle avant qu’elle ne touche le sol. La suite ? Un pinch-runner remplace le receveur des South Siders et un triple permet au point de la victoire de franchir le marbre. Les White Sox égalisent dans la série, évitant aux Angels de prendre un lead de deux victoires d’entrée. Par la suite, les White Sox remportent leurs premières World Series depuis 1917 face aux Houston Astros. Mais auraient-ils pu revenir d’un déficit de 2-0 face aux Angels ?
Et si les Cards avaient gagné le Game 6 « Show-Me Series » de 1985 ? Ils auraient tout simplement gagné les World Series. Quand débute le sixième match de ce duel du Missouri, surnommé le « Show Me State », les Cards de Saint Louis sont à une victoire de la gagne finale face aux Kansas City Royals de George Brett et Bret Saberhagen, qui reçoivent ce match capital. Après un duel de lanceurs acharné, les deux équipes sont toujours 0 à 0 en début du 8ème. Les Cards débloquent la partie avec un point durant cette manche et sont toujours en tête en milieu de 9ème. 1-0. Les Royals réagissent en fin de 9ème. Jorge Orta, pinch-hitter leadoff sur cette dernière manche, frappe un infield hit pour arriver en première. Le batteur suivant frappe un simple et le troisième se sacrifie sur un amorti pour placer les coureurs en 2 et 3. Les Cards décident de remplir les bases pour jouer le double jeu mais un simple de Dane Lorg au champ droit permet aux Royals de marquer deux points et d’amener un match 7 dans la série, qu’ils vont finalement remporter. Problème : Jorge Orta était out. Son infield hit était en fait une groundout. Même si le jeu est serré à vitesse réelle, le jeu de défense est réalisé parfaitement. Le ralenti est encore plus cruel. Alors, certes, peut-être que les Royals auraient quand même gagné mais peut-être pas… Commencer l’ultime manche avec un coup sûr ou un retrait peut faire une énorme différence. Sans cette erreur arbitrale, peut-être que George Brett n’aura pas connu la joie d’être champion.
Imaginez maintenant que ces matchs soient « rejugés » ? Il y aurait peut-être plus de justice dans les livres d’Histoire de la MLB mais aussi beaucoup moins de fantaisie, d’intérêt et de passion. Imaginez tout simplement que soit enlevé le facteur humain du jeu. Imaginez qu’il n’y ait plus d’erreur, de triche, de scandale. Imaginez un jeu se résumant à un concours de homeruns et de strikeouts. La MLB ne serait qu’une ligue sportive parmi tant d’autres et le baseball l’activité routinière d’un jeu de plus en plus stéréotypé. La MLB ne serait plus cette fiction du réel qui nous fascine et nous enchante tant, génération après génération. Cela ne serait plus le baseball.

Impossible de revenir sur ces décisions, et aucune chance que le perfect game soit accordé. Mais ça n’enlève rien à cette perf que tout le monde reconnait. Ca devrait suffire à son bonheur.