Ces trois dernières années, la Major League Baseball a été ébranlée par plusieurs affaires de violences conjugales qui ont touché José Reyes, Aroldis Chapman, Jeurys Familia, Derek Norris et, plus récemment, Addison Russell. Des grands noms du Baseball Majeur. Ce type d’accusations revient régulièrement tant dans le baseball que dans le sport en général. Aux États-Unis, des joueurs de la NFL, la ligue professionnelle de football américain, sont régulièrement épinglés par la presse. Avec cette question qui revient sans cesse : est-ce qu’être sportif pro accroît le risque de commettre des violences conjugales ?
En France, la question n’est jamais posée quand un footballeur ou un autre sportif est mis en cause voir reconnu coupable par la justice. Cela est traité comme un simple fait divers. Mais aux États-Unis, la question a fait l’objet d’études et d’articles de presse plus complets depuis le début des années 2010. La violence conjugale, comme les violences sexuelles, est un phénomène à la fois connu et invisible, ou plutôt invisibilisée, particulièrement dans le sport, même si les choses changent peu à peu.
MLB Investigating Chicago Cubs’ Addison Russell for Domestic Violence @MLB @Cubs #sports https://t.co/3Ng1VdC3AO pic.twitter.com/1Gved7f4ki
— Gotham City Esq. (@Gothamcityesq) 9 juin 2017
De nombreuses universités américaines ont été épinglées pour leur politique d’opacité lorsque des violences sexuelles et/ou conjugales étaient commises en leur sein, notamment par des sportifs. Le sport universitaire américain génère beaucoup d’argent et un scandale lié à des violences sexuelles et/ou conjugales pèse autant sur le sportif que sur les finances. Les ligues professionnelles comme la MLB, la NFL ou encore la NBA ont fait l’objet des mêmes critiques, ce qui a fait évoluer leur réglementation sans forcément faire taire les critiques au vu des décisions prises.
Mais les athlètes évoluant au sein de ces ligues sont-ils particulièrement concernés par la problématique des violences conjugales ? Le Baseball Majeur est-il fortement impacté par cette violence ? Il n’existe pas de réponse absolue. Une recherche menée par Benjamin Morris pour le site FiveThirtyEight sur les arrestations de joueurs de la NFL de 2000 à 2014 montrent que ces derniers sont dans la moyenne nationale pour les personnes de 25 à 29 ans. En revanche, si on considère que leur statut de star de football et leur salaire élevé les placent dans les catégories très aisées de la population, alors le nombre d’arrestation de joueurs NFL est en moyenne plus élevé que dans le reste de ces catégories.
Ce type de calculs n’a pas été fait pour la MLB mais sur la période 2010-2014, l’avocate Bethany P. Withers a établi que le nombre de joueurs de baseball des Majeures confrontés à des accusations de violences conjugales et/ou sexuelles a été moindre qu’en NFL ou en NBA. Neuf joueurs de la MLB ont été accusés, dont cinq pour violence conjugales, contre 39 joueurs de la NFL et 16 de la NBA. Cependant, en matière de violences conjugales ou sexuelles, les chiffres sont à prendre avec des pincettes car souvent en deçà de la réalité. Le nombre d’arrestations et de procédures judiciaires n’est que la partie émergée d’un iceberg de violences. On estime qu’aux États-Unis, une femme sur quatre sera victime dans sa vie de violence conjugale. Si on ramène ce ratio aux 2560 joueurs rattachés à la NFL ou aux 750 joueurs de la MLB, on peut penser que ces chiffres ne donnent qu’un faible aperçu de la réalité.
Plusieurs problèmes se posent. Dans tous les milieux sociaux, il est difficile pour une femme de franchir la porte d’un commissariat et de déposer plainte. La peur du conjoint violent se mêle à la peur du jugement (par les policiers, les proches et la société de manière générale). De plus, la femme victime de violences conjugales est sous l’emprise du conjoint violent. L’image d’Épinal du chômeur alcoolique battant sa femme après être rentré ivre est très très loin d’une réalité bien plus complexe.
La violence conjugale existe dans tous les milieux sociaux et les services de police et de justice retrouvent devant eux des profils divers et une variété de violence qui peuvent se cumuler : physique, psychologique, verbale, administrative ou économique. Il est extrêmement dur pour une femme de quitter l’emprise du conjoint violent. Elle se retrouve piégée dans le cycle de la violence où des phases dites « lune de miel » succèdent aux agressions, laissant penser à un changement de l’auteur ou culpabilisant la victime. Cette difficulté est encore plus importante quand le statut social et/ou économique du conjoint agit comme un obstacle qui semble insurmontable : policier, juge, avocat, élu, personnalité publique et donc sportif professionnel.

Et les statistiques démontrent que les athlètes professionnels sont beaucoup moins punis que le reste des justiciables même quand les faits sont établis. Le Harvard Sport and Entertainment Journal avait relevé qu’entre 1989 et 1994, sur 141 joueurs de la NFL inculpés de violences faites à une femme, un seul avait été sanctionné par la ligue. Une étude de 1997 démontra que 31 % des athlètes étaient condamnés dans des affaires d’agressions sexuelles contre 54 % pour les autres justiciables. Pour la période 2010-2014 étudiée par Bethany P. Withers, sur les 64 athlètes accusés de violences faites à une femme (NFL, NBA et MLB confondues), un seul fut condamné, pour violences conjugales par un tribunal, quatre autres acceptant de reconnaître des infractions moins graves pour échapper à une peine plus lourde.
Le cas de la MLB est intéressant sur cette période. Cinq joueurs furent accusés de violences conjugales, deux mis en examen et un seul condamné : Milton Bradley. Le joueur des Mariners Seattle échappa à une première condamnation après avoir été arrêté pour violences conjugales en janvier 2011. Les Mariners ne le sanctionnent nullement mais il sera libéré de son contrat pour de piètres résultats sportifs et étant considéré comme intransférable. Il faut attendre 2013 pour le voir enfin condamner à trois ans de prison pour des violences conjugales commises entre 2011 et 2012. Concernant les huit autres joueurs, accusés de violence conjugales ou de violences sexuelles, aucun ne sera puni par la MLB ou leur équipe.
Si les sanctions judiciaires sont rares, celles des ligues et des équipes le sont plus encore. Mécaniquement, cela renforce le sentiment d’impunité du conjoint violent déjà présent chez nombre d’auteurs et que ressent la majorité des victimes. De fait, oser attaquer judiciairement et donc publiquement une star des terrains, une idole des foules, un monstre économique capable de se payer les meilleurs avocats et qui bénéficiera du soutien des fans, du milieu sportif et, potentiellement, de l’indulgence des services de police et de justice, demande énormément de courage, de confiance en soi et de combativité, des qualités que le conjoint violent ne cesse d’écraser chez sa victime pour mieux resserrer son emprise.
Ce sentiment d’impunité se couple avec le sentiment d’être une personne à part dans la société comme le suggère au magazine Live Science, le psychologue du sport Mitch Abrams, qui a publié un livre sur la gestion de la colère chez les sportifs : « Les athlètes peuvent aussi, depuis leur plus jeune âge, être mis sur un piédestal, et certains peuvent avoir le sentiment de faire ce qu’ils veulent » (Live Science , 23/09/2014).
À cela, il faut ajouter un aveuglement systématique de la MLB sur ces questions jusqu’à récemment. Pourtant, ce type d’affaires n’est pas nouveau. Joe DiMaggio était déjà connu pour être un conjoint violent, avec Marylin Monroe notamment. Quand le problème des sportifs auteurs de violences conjugales a été remis sur le tapis avec l’affaire Ray Rice en 2014 (le joueur NFL des Baltimore Ravens fut filmé frappant sa conjointe dans un ascenseur, vidéo que publia le site américain TMZ), Bud Selig, le précédent commissaire du baseball, déclara « ne pas se souvenir » d’affaires de ce type, « ou alors, il y a très très longtemps », oubliant les cinq affaires rendues publiques en 2012 dans lesquelles aucun joueur ne fut sanctionné.
L’affaire Ray Rice a été un tournant dans la prise en compte de cette problématique au sein des ligues professionnelles. A l’époque, le joueur fut suspendu deux matchs alors que la suspension pour l’usage de cannabis était de quatre matchs. Il était donc plus grave pour un joueur d’être pris à fumer un joint que de violenter sa femme. Cette sanction dérisoire souleva une tempête médiatique qui toucha les ligues professionnelles au-delà de la seule NFL et interrogea le système de prévention et de sanction mis en place par ces ligues.
Il est alors apparu que les ligues disposaient d’un arsenal préventif et répressif quasi-inexistant et incohérent. D’un côté, il n’y avait pas de sanction. D’un autre, à quoi bon faire des actions de prévention ou obliger les joueurs accusés de suivre un stage de prévention s’ils savaient qu’ils ne risquaient rien tant au niveau de la justice que de la MLB.
Dans une interview en 2013 à CBS Pittsburgh, Pete Rose, la légende du baseball bannie du Hall of Fame pour cause de paris, illustre cette réalité : « J’ai choisi le mauvais vice. J’aurais du choisir l’alcool. J’aurais du choisir la drogue ou de frapper ma femme ou ma petite amie car si tu fais ces trois choses, tu as une seconde chance ».
En août 2015, la MLB, avec son nouveau commissaire Rob Manfred, et l’association des joueurs ont conclu un nouvel accord donnant au commissaire du baseball un pouvoir discrétionnaire pour sanctionner un joueur, même si aucune action en justice n’est entreprise. Les franchises doivent également mettre en place des programmes de prévention avec les associations locales spécialisées. Depuis cet accord, Rob Manfred a utilisé ce pouvoir de sanction à plusieurs reprises notamment à l’encontre de Jose Reyes et d’Aroldis Chapman pour des suspensions de 59 et 30 matchs respectivement. Jeurys Familia a lui écopé de seulement 15 matchs de suspension, Manfred arguant des regrets du joueur et de son accord pour participer à 12 séances de 90 minutes sur les violences conjugales.
Mais au regard d’une saison régulière de 162 matchs et sans suspension de salaires, cela apparaît comme dérisoire et ne satisfait pas les organisations qui luttent contre les violences faites aux femmes. Le sport australien a connu également de nombreuses polémiques suite à des cas de violences conjugales dans le rugby ou le football australien au cours des années 2000. En conséquence, l’AFL (footy) et la NRL (rugby) ont fait évoluer leurs programmes de prévention ainsi que l’échelle des sanctions. Mais toujours confrontée à de multiples cas de violences conjugales, la NRL vient d’annoncer la possibilité de bannir à vie un joueur tout en laissant une possibilité de deuxième chance.
Est-ce que la MLB prendra ce chemin ? Peu probable à l’heure actuelle car Rob Manfred doit composer avec l’association des joueurs (MLBPA), qui peut faire appel de la décision d’une sanction qu’elle estimerait trop sévère, sans compter que les franchises ont pris l’habitude d’être conciliantes avec les joueurs impliqués… tant que ceux-ci performent sur le terrain. Pourtant, cette question des violences faites aux femmes par des athlètes est un enjeu capital.
Le traitement judiciaire, disciplinaire et médiatique de ces affaires ont des incidences importantes sur l’organisation genrée de la société, l’égalité Femme-Homme et la lutte contre le sexisme. Le sport n’est pas un domaine anodin. Comme l’écrit la sociologue Béatrice Barbusse dans son livre Du sexisme dans le sport (2016, éditions Anamosa), « depuis son apparition, le sport a été considéré comme un domaine qui devait être réservé aux hommes, parce que c’est le lieu par excellence où s’exerce l’apprentissage de la virilité et de la sociabilité masculine ». L’histoire du sport démontre que la violence chez les sportifs et le sexisme ont toujours été légitimés pour permettre de normer la masculinité et viriliser des générations d’hommes tout en éloignant les femmes de l’espace public et des lieux de pouvoir.
Le sport a donc toujours eu un rôle proéminent dans la structuration des rôles entre hommes et femmes au sein des sociétés et l’avènement du sport-business n’a fait que surmédiatiser cette fonction. De fait, les sportifs ont gardé un rôle de modèle, pour les plus jeunes notamment, mais ce modèle s’est propagé à une plus large audience grâce aux médias et à Internet, surmédiatisant les aspects négatifs d’un sport encore profondément sexiste. Et le traitement actuel des violences conjugales commises par des sportifs professionnels, par la justice comme par les ligues sportives, envoie un signal néfaste à plusieurs générations d’enfants et d’adolescents.
Cet apprentissage de l’impunité peut-il expliquer cette étude qu’évoque Stanley Teitelbaum, psychologue du sport, pour Live Science en 2014 ? Celle-ci a analysé dix universités évoluant en NCAA D1. Dans ces dix universités, les athlètes composaient 3 % du total des étudiants mais aussi 19 % des auteurs de violences (sexuelles ou non). L’étude tend à dire qu’il existe peut-être un lien entre sport et violences. Il est vrai que les sportifs de haut niveau sont confrontés à des états de stress et de violence, physique comme psychologique, importants comme on peut le voir dans la police.
Or, des études ont démontré que les policiers américains ou canadiens ont 15 fois plus de chance de commettre des violences conjugales que la moyenne de la population. Même en France, des recherches sociologiques ont établi que les violences conjugales par un policier font partie des infractions les plus fréquemment sanctionnées par l’administration. Et, comme un policier, l’athlète peut ramener dans son couple la violence de son quotidien professionnel. C’est particulièrement vrai pour des sports de contact violents tels le football américain, le football australien ou le rugby. Mais le baseball n’échappe pas à cette possibilité quand on sait que le mental y est prépondérant, avec une carrière précaire, même pour une star, et donc qu’il génère un stress important.
Néanmoins, pour le psychologue du sport Mitch Abrams, « les athlètes ne sont pas plus violents que les non-athlètes » mais « quand ils transgressent, cela fait les gros titres » (Live Science , 23/09/2014). La surmédiatisation des transgressions des sportifs agirait donc comme un miroir grossissant sans qu’aucune étude scientifique et sociologique n’ait pu déterminer à quel point être un sportif professionnel accroît les risques de commettre des violences conjugales.
En revanche, le rôle néfaste joué par les instances judiciaires et sportives dans la non-sanction ou la relativisation des violences faites aux femmes par des sportifs de haut-niveau ne souffre d’aucune contestation et, même si les choses bougent dans le bon sens, il est permis de se poser la question au niveau de la MLB : la réponse actuelle aux violences conjugales commises par des joueurs du Baseball Majeur est-elle à la hauteur des enjeux sociétaux de lutte contre le sexisme et les violences faites aux femmes ?