La beauté du baseball se conjugue au présent, au futur, mais aussi et – presque surtout – au passé. Simple ou composé, quelquefois plus-que-parfait et parfois bien plus qu’imparfait . Un siècle et demi d’histoire du National Pastime a semé des milliers d’histoires, parfois merveilleuses et parfois tragiques, de trajectoires météoriques et de destins brisés. Tout autant d’épisodes de la grande comédie sportive et humaine que fut et qu’est le baseball. Alors, chaque semaine, nous allons nous détourner quelque temps des Trout et deGrom, des Tatis et autres Kershaw, pour rendre visite aux légendes du jeu. Un voyage à travers le temps et les différentes époques du baseball. Aujourd’hui, on vous raconte l’histoire de deux gamins de Mobile, Alabama, et de leur rendez-vous commun avec l’histoire.

C’est une histoire qui démarre dans une petite ville d’Alabama, aujourd’hui peuplée d’un peu plus de 200 000 habitants, et pourtant solidement ancrée dans l’histoire de la colonisation, de la ségrégation… et du baseball. Mobile, Alabama, fut fondée en 1701 par des colons français et québécois, qui y érigèrent un fort et la première capitale de la Louisiane historique, avant que New Orleans ne devînt la capitale de l’Amérique francophone pour rester encore, aujourd’hui, la principale métropole de l’Etat de Louisiane.
Situés dans le fond de la Baie de Mobile et à l’embouchure de la rivière du même nom, au Nord du Golfe du Mexique, la région et le port de Mobile furent tour à tour un centre du commerce d’esclaves, de la culture du coton et plus tard de la construction navale. L’un des premiers sous-marins militaires y fut construit au milieu du 19e siècle, au cœur de la guerre civile, et elle fut également l’un des chantiers principaux de la construction de Liberty Ships lors de la seconde guerre mondiale, conduisant à une explosion démographique sans précédent , la population triplant entre 1930 (68 000 habitants) et 1960 (200 000 habitants).
Ok, et le baseball dans tout ça ? On y arrive, doucement mais sûrement, mais vous l’aurez déjà compris: le Mobile du 20eme siècle était également le foyer d’une importante communauté afro-américaine, principalement regroupée dans les communautés d’ « Africatown » au Nord et de « Down the Bay ». Esclaves puis descendants d’esclaves y vivaient en vase clos, entre privations et solidarité, injustice et ségrégation, dans l’Alabama de Jim Crow. Et le baseball y était une religion.
Car oui, nous y voilà. Mobile, même si elle est bien ancrée dans l’histoire des Etats Unis, est aujourd’hui une ville comparable à Rennes ou Saint Etienne par sa taille, mais dont la grandeur baseballistique est proportionnellement inégalée : 183e ville des Etats Unis en termes de population, elle est la ville de naissance de pas moins de 39 joueurs des Ligues Majeures, de Charlie Duffee en 1889 à Philip Ervin (Mariners) depuis 2017 ; mais surtout, Mobile est la ville qui a vu naître et grandir cinq joueurs entrés au Hall of Fame de la MLB, et non des moindres :
- Satchel Paige, le lanceur mythique des Kansas City Monarchs en Negro League et vainqueur des World Series en 1948 avec les Indians ;
- Hank Aaron, la légende des Atlanta Braves et l’homme qui a battu le record de Home Runs de Babe Ruth ;
- Willie McCovey, l’autre superstar des San Francisco Giants des années 60, aux côtés de Willlie Mays (natif lui de Westfield, également dans l’Alabama) ;
- Ozzie Smith 15 fois All Star, 13 fois Gold Glove et légende des Cardinals ;
- et Billy Williams, six fois All Star et pilier des Cubs de 1959 à 1974.

On y ajoutera quelques All Stars tels que Amos Otis (Mets puis Royals) ou plus récemment Jake Peavy (Giants), mais aussi des personnalités d’autres sports tels que le pilote de NASCAR Bubba Wallace ou le joueur de NBA DeMarcus Cousins, entre autres… et bien entendu les deux Miracle Mets auxquels cet article est consacré, Tommie Agee (qui est né à Magnolia, une centaine de kilomètres au nord mais a grandi à Mobile) et Cleon Jones.
Nés à 5 jours d’intervalle, le 4 et 9 août 1942, Agee et Jones grandirent ensemble à Africatown, compagnons de jeux et de galère dans un Alabama encore bien réticent à accorder à ses afro-américains un statut de citoyens à part entière. Ils n’étaient encore que des enfants lorsque Jackie Robinson brisa la color-line, et ils grandirent au son des Home Runs de Hank Aaron, le plus illustre enfant de la ville, rêvant chaque jour de marcher sur les pas de leur idole.
Pour autant, leur enfance fut loin d’être dénuée de soucis. Cleon Jones grandit dans une maison vétuste, sans eau courante ni électricité, sans son père – contraint de quitter la ville pour Chicago alors que Jones n’était encore qu’un bambin, pour éviter le lynchage après avoir défendu sa femme victime d’une attaque raciste – , et bientôt sans sa mère, partie chercher du travail à Philadelphie quelques années plus tard. Tommie Agee et sa famille, de leur côté, furent forcés de quitter leur maison et la plantation dans laquelle son père, Joe Sr., travaillait, après qu’un voisin, mécontent d’une altercation entre les filles de Joe Agee et de jeunes hommes blancs, eut menacé, fusil en main, de tuer toute la famille.
Athlètes exceptionnels, dévoués au sport, la seule porte d’évasion de leur condition de « citoyens inférieurs », Jones et Agee auraient pu choisir de s’orienter vers le football américain, eux qui étaient, ensemble, les joueurs stars du Mobile County Training School, respectivement aux postes de Receiver et de Running back, avant de filer à Grambling College, un lycée réservé aux noirs à Grambling, Louisiane, puis, en ce qui concerne Jones, à l’Alabama A&M University. Mais pour eux, seul le baseball comptait, et le baseball majeur ne tarda pas à leur faire les yeux doux.
Car si Cleon Jones était un très bon two-sports athlete, auteur notamment de 26 touchdowns en 9 matchs avec les Bulldogs de l’A&M University, avant de signer en temps que free-agent avec les Mets en 1963, Tommie Agee était un phénomène: capable de courir le 100 yards (91 mètres environ) en moins de 10 secondes, il excellait également au football américain, au basketball et bien entendu au baseball, à tel point que les Cleveland Indians lui offrirent un contrat assorti d’un bonus de $65,000 – un des plus gros bonus jamais offerts pour un joueur afro-américain à l’époque – dès la fin de sa première année à Grambling, en 1961.
Dès lors, les destins des deux amis allaient se croiser sans se toucher pendant sept années. Soumis à un rude apprentissage entre ballparks ségrégatifs, insultes raciales, menaces et autres attaques physiques, Tommie Aggee baissait la tête et continuait néanmoins son petit bonhomme de chemin en Minor Leagues dans le farm system des Indians, travaillant d’arrache-pied pour finalement obtenir son premier call-up en 1962. Mais, se contentant de courtes piges dans les majeures pendant quatre saisons, il ne perdit le statut de rookie qu’en 1966, ayant seulement pris part à 41 matchs – pour 76 passages au bâton – sur sa carrière de Major Leaguer avec les Indians.
C’est un trade avec les Chicago White Sox qui lui permit de s’imposer, en 1966 donc, avec la meilleure année de sa carrière sur le plan individuel : All Star, 8e au MVP, Gold Glove et Rookie of the year en American League avec une slash-line de .273/.326/.447, 22 HR, 86 RBI et 44 bases volées. La même année, Cleon Jones termina quatrième du vote pour le Rookie of the Year, en National League cette fois (.275 /.318/.372, 8 HR, 57 RBI, 16 SB), lui qui gravit patiemment les échelons du farm system des Mets après une courte pige dans les Majors dès 1963, avant de rejoindre les Majors en fin de saison 1965 et d’y devenir un joueur clé l’année suivante.
Tandis que Agee enchaînait avec un deuxième (et dernier) All Star Game l’année suivante, Jones tardait à confirmer avec les Mets. Ce fut chose faite en 1968 avec une saison solide (.297/.341/.452), tandis que son ami de toujours, tout juste acquis par les Mets dans un trade avec les White Sox vivait, lui, la pire saison de sa carrière (.217 AVG, 5 HR, 17 RBI en 132 matchs) . Et puis, l’année miraculeuse arriva : 1969.
Tout a été dit sur les Miracle Mets, cette équipe sans gloire, incapable de compléter la moindre saison avec un bilan supérieur à 50% de victoires sur ses huit premières années d’activité et prenant soudainement de court toute l’Amérique du baseball pour s’offrir le titre suprême, sur fond de Guerre du Vietnam et de mouvements pacifistes, de combats pour les droits civiques et de conquête de la lune. Cette année improbable où une franchise sympathique mais qui finalement ne remplaçait pas vraiment les grands absents, les Brooklyn Dodgers et les New York Giants, et ne concurrençait en rien les géants du Bronx, les Yankees, devint le centre du monde baseballistique.
Et c’est au cœur de cet effectif miraculeux que Tommie Agee et Cleon Jones écrivirent leur légende, celle de deux copains d’enfance, élevés ensemble dans un univers de pauvreté, de menace et d’oppression, offrant au Shea Stadium le premier et le plus grand de ses frissons d’automne. Pour Jones et Agee, la saison régulière 1969 fut un triomphe sportif, le premier s’offrant sa seule participation au All Star Game et une 7e place au classement du MVP en frappant à .340 de moyenne pour 12 HR, 75 RBI et 16 bases volées tandis que Agee termina lui 6e au classement du MVP avec .271 de moyenne, 26 HR, 76 RBI et 12 vols de but, contribuant tous les deux largement à la qualification historique des Mets pour les NLCS.
Mais ce fut lors des playoffs que les gamins de Mobile entrèrent véritablement dans la légende des Mets. Décisifs offensivement et défensivement, Agee et Jones furent les protagonistes de quelques-unes des situations les plus importantes de ce chemin vers le titre : face aux Braves de leur héros Hank Aaron d’abord, en frappant trois Home Runs à eux deux (deux pour Agee, un pour Jones) et produisant huit points, soit quasiment un tiers des 27 runs marqués par les Amazin’ pour éliminer et sweeper les Braves, ultra-favoris de cette série.
Plus timides, voire inexistants au bâton lors des World Series, face aux redoutables Orioles de Franck et Brooks Robinson, Jim Palmer ou Mike Cuellar, ils furent tout de même essentiels aux moments cruciaux de la série. Après une défaite initiale sur un Complete Game de Mike Cuellar face à Tom Seaver, les Mets remportèrent de justesse le second match à Baltimore (2-1) et se présentèrent lors du match 3 ayant pour objectif de revenir dans le Queens avec une deuxième victoire à leur crédit.
Ce fut le début du festival de Tommie Agee : auteur d’un lead-off Home Run pour les Mets face à Jim Palmer, excusez du peu, Agee illumina le reste de sa partie non pas avec sa batte mais avec son gant. Il sauva d’abord deux runs, en quatrième manche, d’un attrapé incroyable près du mur sur la gauche du champ centre alors que les Orioles avaient des coureurs aux coins du diamant et 2 joueurs retirés. Il récidiva ensuite sur une longue balle de l’autre côté du champ centre, alors que les bases étaient pleines avec deux retraits, une fois de plus. 5 runs sauvés par son excellence défensive, dans un match que les Mets remportèrent finalement 5-0 grâce au pitching de Gary Gentry et d’un certain Nolan Ryan.
Apres un Game 4 gagné de justesse, 2-1, grâce notamment à Tom Seaver (10 IP, CG, 1 ER) et Ron Swoboda, Cleon Jones se retrouva dans le Match 5 au cœur d’un incident des plus rocambolesques et potentiellement décisif pour la victoire finale: sur un pitch de Dave McNally dans la sixième manche, la balle toucha le pied de Jones avant de filer dans le dugout des Mets. Le manager des Mets, Gil Hodges, s’en saisit rapidement pour pointer à l’arbitre une trace de cirage prouvant, selon lui, que la balle avait bien touché la chaussure du champ droit new-yorkais.
Tandis que les joueurs des Orioles protestaient, convaincus que la balle avait rebondi sur le sol et que la marque avait été apposée ensuite par un joueur des Mets dans le dugout (ce que Jerry Koosman, admettra à demi-mots quarante ans plus tard, lors d’une interview donnée en 2009), Jones filait au premier coussin et voyait Donn Clendenon, le MVP de ces World Series, frapper un 2-run Home Run, son troisième coup de circuit de ces séries, permettant aux Mets de recoller au score (3-2) avant de prendre l’avantage dans les dernières manches. Cleon Jones, lui, complèta plus tard le dernier out de ce match, et des World Series, offrant leur premier titre aux New York Mets et libérant la folie du public de Shea Stadium :
D’Africatown à Shea Stadium en passant par Mobile County Training School, Grambling College et un long parcours initiatique dans le grind des Minor Leagues, les deux amis d’enfance avaient réalisé leur rêve, ensemble. Eux qui jouaient dans les terrains vagues et se massaient, avec les autres gamins de leur voisinage, devant les rares postes de télévision du quartier pour admirer les Brooklyn Dodgers de Jackie Robinson étaient, à leur tour, princes de New York et rois du monde au terme de l’une des saisons les plus improbables de l’histoire du baseball.
A 26 ans, ce fut le sommet de leurs carrières respectives, avant qu’ils ne déclinent lentement pour prendre leurs retraites quelques années plus tard: en 1973 pour Agee et en 1976 pour Jones après une pige chez les White Sox, l’ancienne équipe de son compère. Ils s’associèrent ensuite pour créer the « Outfielder’s Lounge » un bar situé à quelques encablures de Shea Stadium et tenu pendant de longues années par Agee, toujours fervent supporter des Mets et impliqué dans de nombreuses actions de charité et de promotion du baseball, à New York et à Mobile, jusqu’à sa mort en 2001. Il fut introduit au Hall of Fame des New York Mets un an plus tard.
Cleon Jones, quant à lui, revint vivre à Africatown au terme de sa carrière. Depuis 40 ans, il s’attache avec sa femme Angela, native du quartier de Whistler également à Mobile, à rendre aux quartiers les plus pauvres de la ville, et à Africatown en particulier, ce qu’ils lui ont donné quand il n’était qu’un gamin rêvant de devenir le nouveau Jackie Robinson. Ensemble, mécènes et ouvriers, rénovent, rebâtissent, embellissent chaque jour le voisinage avec un motto qui n’est pas sans rappeler celui d’un célèbre film de baseball : « Quand j’ai grandi, il y avait 10 000 personnes qui vivaient ici à Africatown. Aujourd’hui nous ne sommes plus que 1 900. Mais notre devise est : si nous la reconstruisons, ils reviendront.”
Et Cleon Jones de terminer: «Le baseball a été très important dans ma vie. Mais le travail que nous accomplissons ici est encore bien plus important. Nous faisons une différence pour les gens de notre ville natale, que nous aimons tous les deux ». Comme pour boucler la boucle et rendre à Mobile, ville d’histoire et de baseball, et à sa communité afro-américaine unie dans la souffrance, la liberté et l’espoir d’une Amérique où tous seraient égaux à la naissance, les opportunités que Mobile a pu offrir à Jones, Agee, Aaron et plusieurs générations d’athlètes exceptionnels nés dans une petite ville portuaire presque sans histoire(s), à l’extrême sud de l’Etat d’Alabama.

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