La saison MLB débute officiellement au Pays du Soleil Levant. Après les Seoul Series en 2024, c’est au tour du Japon d’accueillir une double confrontation des Ligues Majeures avec les Tokyo Series entre les Los Angeles Dodgers de Shohei Ohtani, Roki Sasaki et Yoshinobu Yamamoto d’une part, et les Chicago Cubs de Seiya Suzuki et Shota Imanaga de l’autre. Après vous avoir fait découvrir le baseball coréen lors des Seoul Series en 2024, nous vous proposons cette année une plongée dans le baseball japonais à travers un monument de la culture nippone, le manga, et plus précisément le manga de baseball.
Il y a quelques jours, c’est une collaboration inédite qui s’est invitée dans l’univers de la Major League Baseball quand celle-ci a publié une vidéo d’animation alliant baseball et… Demon Slayer, œuvre phare du manga et de l’animation japonaise de ces dernières années. À l’occasion des Tokyo Series, le studio Ufotable, qui produit l’anime, a annoncé la sortie du premier des trois films qui termineront la série dans un court-métrage alliant images du prochain film et animation inédite autour du baseball, des Dodgers, des Cubs et, bien entendu, de Shohei Ohtani, ce dernier utilisant le pouvoir typique d’un pourfendeur de démons pour catapulter son homerun. Une œuvre courte mais pleine de souffle.
Aux yeux de beaucoup de fans de MLB, l’alliance entre manga et baseball a dû sembler novatrice mais, pour les fans japonais, c’est le quotidien de la Nippon Pro Baseball ou de l’équipe nationale, les Samurai Japan. Les collabs entre la Ligue ou ses équipes, ainsi que Team Japan et des mangas/animes sont monnaie courante. Et ça vaut pour tout le reste. Les héroïnes et héros de mangas s’affichent partout. Ils font vendre tout en étant des marqueurs de fierté nationale. C’est une industrie qui permet au Japon de rayonner culturellement à l’international, à l’instar d’Hollywood et des comics pour les États-Unis. Et si le baseball a su se faire une belle place dans le cinéma et les comics américains, que dire du baseball dans la culture manga !
Avec près de 400 œuvres à son actif, le baseball est le sport le plus représenté dans le supokon, le terme désignant les mangas sportifs (supokon tire son origine de l’anglais sport comics et du japonais konjo-kei qui signifie « dépassement de soi, motivation »), loin devant le football, le tennis, le basketball ou le sumo. Logique. Le baseball, ou yakyu comme il est appelé sur l’archipel, est le sport roi du Japon, enflammant les passions depuis plus de 100 ans. Il est introduit dans le pays en 1872 (ou 1873), par un professeur américain, Horace Wilson. Quelques années après, apparaissent les premiers clubs japonais avec le Shimbashi Athletic Club en 1878 puis, dès les années 1880, le baseball devient un sport scolaire par excellence.

Si l’ère Meiji – qui voit le Japon entrer pleinement dans le monde moderne après la chute du shogunat Tokugawa en 1868 – accueille de nombreux sports occidentaux dans l’archipel durant les 30 dernières années du 19ème siècle, c’est bien le baseball qui s’impose rapidement parmi les sports étrangers. Les Japonais y retrouvent les valeurs du budo comme la discipline, le développement du corps et de l’esprit ou encore la répétition des gestes pour arriver à l’excellence. Le baseball répond parfaitement à deux besoins essentiels de la nouvelle nation japonaise : l’industrie et l’armée. Ce Japon nouveau a besoin de soldats et d’ouvriers en forme, capables de mener, d’un côté, des guerres pour imposer le Japon comme une puissance qui compte et, de l’autre, une révolution industrielle accélérée pour rattraper son retard sur les nations occidentales qui dominent la planète, domination qu’a subi le shogunat Tokugawa, forcé d’ouvrir le pays après 200 ans d’isolement voulu quand le commodore Perry le menaça avec ses navires de guerre américains en 1853.
C’est pourquoi le sport intègre très rapidement le milieu scolaire et universitaire, expliquant l’importance, encore de nos jours, de l’éducation physique et des clubs sportifs dans le système éducatif japonais, et, automatiquement dans les mangas de sport. Pour répondre à ces attentes, le baseball apparaît parfait pour développer les corps et la discipline, notamment pour mettre le talent individuel au service du collectif. Ces attentes se font plus pressantes dans les années 1930 quand le Japon bascule dans un régime militariste, ultranationaliste et impérialiste, symbolisé par l’invasion de la Mandchourie en 1931, la seconde guerre sino-japonaise à partir de 1937 puis, en 1941 par l’attaque de Pearl Harbor.
C’est d’ailleurs dans les années 1930 que la jeunesse nippone est mobilisée à travers les nekketsu shôsetsu, des « récits à sang chaud ». A travers des romans et histoires publiées dans la presse, des histoires guerrières ou militaires, parfois sportives, instillent le sens du devoir, du sacrifice, de l’effort et le sentiment patriotique, préfigurant une trame narrative qui se répandra dans le manga d’après-guerre. Le nekketsu donne de nombreuses œuvres cultes, comme Dragon Ball, Naruto ou One Piece, après avoir fait ses armes dans le supokon durant les années 1960. Mais nous y reviendrons.
C’est à la même époque que le baseball japonais se professionnalise après la tournée MLB de 1934 qui verra l’émergence de la première grande légende du yakyu, Eiji Sawamura. A l’initiative des futurs Yomiuri Giants et Hanshin Tigers, la Ligue Japonaise de Baseball, qui deviendra la Nippon Pro Baseball en 1950, fait ses débuts en 1936. Déjà passion populaire avec les affrontements lycéens au Koshien, créé en 1915, et les joutes universitaires, notamment entre les universités Waseda et Keio, le baseball prend une dimension supplémentaire. Il devient si important que, durant la guerre, malgré les demandes d’abandonner le sport de l’ennemi américain, le gouvernement japonais décidera la poursuite du championnat pour préserver le moral de la population. Contrairement à une idée reçue, le baseball japonais ne s’est pas développée avec l’occupation américaine qui suivit la Seconde Guerre Mondiale, même si le baseball sera ardemment encouragé par les États-Unis alors que les arts martiaux seront, eux, interdits jusqu’à la fin de l’occupation, en 1952.
Mais qu’en est-il des mangas de baseball ? Le manga moderne se développe peu à peu entre la fin du 19ème siècle et la Seconde Guerre Mondiale, entre art de l’estampe et influence occidentale, comme les caricatures de presse ou les comics. Mais ils sont alors loin de ce que l’on connaît, tant pour le style graphique que la narration. Puis vînt Osamu Tezuka. Le maître mangaka, admirateur de l’œuvre de Walt Disney, va tout simplement révolutionner le manga, adoptant un découpage cinématographique et se jouant des rigueurs habituelles des cases de bande-dessinées pour donner plus de souffle au dessin et au récit. Tetsuwan Atomu, (ou Astro le petit robot pour les plus vieux d’entre nous), sort en 1952 et change radicalement l’histoire du manga. La même année sort Igaguri-kun de Eiichi Fukui, publié dans le magazine Bōken’ō, qui suit les aventures sportives d’un jeune judoka, marquant le retour au premier plan des arts martiaux nippons après huit ans d’interdiction. C’est un tournant là aussi pour les supokon, même si on considère généralement que le premier manga de sport est un manga de baseball.
Batto-kun est créé en 1947. Le manga de Kazuo Inoue, publié dans Manga Shonen à partir de décembre 1947, raconte la vie quotidienne de Batto Nagai, collégien passionné de baseball. Ce sport y est très présent, faisant office de pionnier du supokon, même si l’aspect sportif du récit ne bénéficie pas encore de la mise en scène qui sera celle des supokon post révolution Tezuka. Cependant, cela marque l’importance du baseball au sortir du conflit mondial. Dans une nation défaite et occupée, en proie aux drames de deux bombardements atomiques, le baseball offre, à la fois, une continuité avec le Japon d’avant et aussi un renouveau, un moyen d’aller de l’avant, grâce aux valeurs du jeu. Car si le Japon a perdu la guerre militaire, deux nouveaux défis se présentent à lui : la reconstruction du pays et une nouvelle guerre, économique cette fois-ci. Une mission qui sera remplie brillamment par le pays qui devient la première société de consommation en Asie dès les années 1960.

Le baseball a toute sa place dans cet élan et c’est pourquoi il est très présent dans les magazines d’après-guerre, se permettant même d’avoir ses propres revues, comme Yakyu Shonen dès 1947. Et les enfants sont l’un des cœurs de cible de ses revues, aidant à développer le manga par la même occasion, qui dispose de ses premiers magazines hebdomadaires en 1959, le Weekly Shōnen Sunday chez Shōgakukan et le Weekly Shōnen Magazine chez Kōdansha, renforçant le caractère sériel des mangas qui fidélise le lectorat. Le manga devient une véritable industrie, renforcée par l’apparition des animes, là encore grâce à Osamu Tezuka et la série Astro en 1963, la première série d’animation développant un héros récurrent. Et c’est un manga de baseball, Kyojin no Hoshi, qui deviendra le premier anime de sport adapté à la télévision, en 1968.
Si le manga de sport se développe durant les années 1950, dans le sillage de la révolution Tezuka, ce sont les années 1960 qui vont le voir se lancer véritablement, propulsé au premier plan par un événement d’envergure international : les Jeux Olympiques de Tokyo 1964. Premières olympiades en Asie et en dehors des nations occidentales, les Jeux de Tokyo sont un succès pour le sport japonais, tant sur le plan sportif que de la popularité. Si les Japonais excellent notamment en judo et en lutte, c’est un sport collectif qui va marquer les esprits, notamment ceux des mangakas : le volleyball. Et plus précisément, la redoutable équipe japonaise surnommée les Sorcières de l’Orient. Composée d’ouvrières du textile du groupe Nichibo, les joueuses sont entraînées à la dure par un coach qui va les mener à devenir l’équipe nationale qui remportera, à la surprise générale, l’or mondial en 1962 face à l’ogre soviétique. Un exploit qui sera réédité deux ans plus tard à Tokyo. Cette machine de guerre va influencer de nombreux mangas comme le mythique Jeanne et Serge (Atakkā Yū!), shōjo de Jun Makimura et Shizuo Koizumi.
L’inspiration est même plus large puisque les valeurs d’efforts extrêmes, de discipline, de dépassement de soi, d’abnégation voire de sacrifice se retrouveront dans de nombreux mangas, de sport ou non. C’est le style nekketsu, reprenant la trame des fameux nekketsu shôsetsu des années 1930, sans les éléments militaristes. Et le style nekketsu va d’abord se construire et se perfectionner dans le supokon, particulièrement dans l’œuvre d’Ikki Kajiwara qui crée, dans la deuxième moitié des années 1960, de nombreux mangas cultes de sport, comme Kyojin no Hoshi sur le baseball entre 1966 et 1971, Ashita no Joe sur la boxe entre 1968 et 1973 ou encore Tiger Mask sur le catch (ou puroresu, qui devient extrêmement populaire dans les années 1950) de 1968 à 1971.
Kyojin no Hoshi nous fait remonter aux sources du nekketsu. Le récit suit les aventures de Hyûma Hoshi, fils d’un ancien joueur des Tokyo Giants (Kyojin en japonais), alcoolique et violent, qui fait suivre à son fils un entraînement d’une dureté extrême afin de pouvoir en faire aussi un joueur des Giants. Et pour finir le sombre tableau, la mère du héros est morte et il vit dans un quartier pauvre. Kajiwara, de son vrai nom Asaki Takamori, révolutionne à son tour le manga. Cet ancien délinquant juvénile, qui aura une vie mouvementée et scandaleuse, propose un nouveau genre de récits, alliant un regard quasi sociologique sur la société et un propos plus mature sur la psychologie des personnages (rappelant le style gekiga, popularisé par le célèbre magazine Garo, proposant, depuis la fin des années 1950, des dessins et des récits plus dramatiques) à un discours jusqu’au-boutiste sur les notions d’endurance, de sacrifice et de combativité, rejoignant la philosophie qui permit aux volleyeuses japonaises de devenir les Sorcières de l’Orient.

Dans un sens, on peut dire que le manga de baseball, à travers Kyojin no Hoshi, va inspirer la trame narrative qui fera le succès des mangas les plus populaires de l’histoire que sont Dragon Ball et Dragon Ball Z, Naruto, One Piece ou encore Bleach : ces histoires où le héros va devoir fournir des efforts surhumains, parfois à travers des entraînements irréalistes permettant de dépasser les limites physiques d’un être humain ordinaire, pour évoluer et vaincre ses adversaires. Et pour cela, il devra avoir besoin de techniques spéciales. Techniques spéciales qu’on retrouve dans Kyojin no Hoshi et bien d’autres supokon, notamment de baseball, mais que l’on doit ici aux mangas de judo. Car le judo est, avec le baseball, le sport qui va poser les bases du supokon dans le Japon tout juste libéré de l’occupation américaine, avec des personnages s’affrontant dans les duels à coups de techniques spéciales. Or, le manga de judo va permettre de résoudre le casse-tête des mangakas : comment représenter un sport se déroulant sur un grand terrain avec plein de joueurs.
La réponse sera de montrer le baseball à travers le duel lanceur-frappeur à coup de techniques spéciales. En somme, le manga de baseball va revenir à la source, ce duel qui est au centre du jeu, mais en le sublimant grâce aux lancers magiques, appelés makyu, et la réponse des batteurs développant aussi leurs propres manières de frapper la balle. Ces lancers ou balles magiques peuvent paraître farfelues, et c’est le cas, mais les auteurs tenteront souvent de les expliquer plus ou moins scientifiquement afin de les rendre crédibles, que ce soit une balle qui disparaisse tout d’un coup devant la batte ou qui s’arrête quelques instants dans les airs grâce à un backspin pour déstabiliser le frappeur. Un ressort scénaristique que l’on retrouvera encore dans des mangas de baseball au 21ème siècle, comme la gyroball puis la gyro-fork de Goro Shigeno dans Major (la gyroball sera même attribué à un vrai lanceur, Daizuke Matsuzaka, passé notamment par les Red Sox de Boston) ou les lancers numérotés d’Eijun Sawamura dans Ace of Diamond.
En 1972, Kyojin no Hoshi fini, il est remplacé dans le Weekly Shōnen Magazine par une autre œuvre de baseball qui va devenir culte à son tour, Dokaben de Shinji Mizushima. Là où Kajiwara a réussi à représenter le baseball efficacement à travers le duel lanceur-batteur, Mizushima, un immense fan de ce jeu, va lui réussir à le représenter dans sa globalité soit un match de 9 joueurs contre 9 autres. Il ramène aussi un peu de sens au makyu dans Yakyū-kyō no Uta (1973) où l’héroïne, Yuki Mizuhara, lance une dream ball pour maîtriser les frappeurs adverses. Oui, une héroïne, une femme, jouant professionnellement dans la ligue japonaise et qui lance une vraie balle cassante. Mizushima remet du réalisme dans le manga de baseball tout en brisant la barrière du sexisme avec ce récit mettant en scène une femme dans un milieu dit masculin voire viriliste. En 1974, il publie un autre œuvre culte de ce sport, Abu-san, qui totalisera pas moins de 107 volumes. Le 107ème volume sera publié en mars 2014, 40 ans après le 1er.
Opening de l’anime Yakyu-kyo no Uta (1977). Le manga ne sera pas seulement adapté en anime puisque la même année, il est adapté en film live-action. Puis ce sera une série en live-action qui adaptera l’histoire en 1985.
Le boom des supokon ne s’arrête pas aux années 1960-1970. Il se poursuit durant les années 1980 mais en proposant une plus grande diversité de récits qui peuvent également s’émanciper du nekketsu. En effet, le vent de liberté qui a soufflé sur une partie de la jeunesse mondiale, symbolisé en France par Mai 68, a aussi soufflé avec force sur l’archipel, suivi par le néo-libéralisme des années 1980. La jeunesse nippone, dans une société encore très marquée par les traditions et le carcan social, s’individualise. Elle veut respirer, s’émanciper et consommer. Et ça vaut pour le sport. Elle accepte de moins en moins les coachs tyrans, les rigueurs de la discipline, les efforts extrêmes. Même si tout cela ne disparaît pas de la réalité, les choses évoluent et le manga de sport s’en fait l’écho.
L’œuvre sportive la plus marquante de cette période est sans nul doute – avec Captain Tsubasa dans le football (Olive et Tom) – Touch de Mitsuru Adachi. Publié de 1981 à 1986, ce supokon d’un nouveau genre est à la fois un manga de sport et une romance. Adachi, lui aussi un grand fan de baseball, en parle de manière réaliste dans un récit empreint de poésie, jouant beaucoup avec des ellipses, des non-dits, un humour fin n’hésitant pas à briser le quatrième mur. Dans Touch, plus connu en France sous le nom de Théo ou la batte de la victoire, Adachi conte un trio amoureux, composé de deux frères jumeaux aux personnalités opposées, Kazuya et Tatsuya, et leur voisine Minami. Kazyua est un champion du baseball lycéen et Tatsuya un paresseux qui ne veut pas rejoindre son frère parfait dans l’équipe, malgré l’insistance de ce dernier qui vise le Koshien. Mais Kazuya meurt, forçant, en quelque sorte, son frère à prendre la suite dans l’équipe pour réaliser la promesse de Kazuya à Minami : participer au Koshien… soit le but ultime d’une grande partie des mangas de baseball.
Adachi reprendra cette même formule, alliant baseball et romance avec une touche de drame, dans ses autres mangas de baseball que sont H2, Cross Game et l’actuel Mix, pour ceux publiés en France. Quant à Touch, il atteindra les 100 millions d’exemplaires vendus, ce qui en fait un des mangas les plus vendus au monde, tous genres confondus. C’est peut-être la nature spéciale des mangas d’Adachi qui ont permis de le voir éditer en France si régulièrement, dans un pays très consommateur de mangas puisqu’il est le deuxième marché mondial après le Japon, mais peu sensible à ceux parlant de baseball. Sauf quand le manga de baseball explore de nouvelles manières de raconter le sport, à l’instar de Rookies de Masanori Morita. Prépublié dans le Weekly Shonen Jump, le manga se résume à 24 tomes sortis entre 1998 et 2003. L’histoire suit un jeune professeur idéaliste qui va tenter de rattraper les voyous de son lycée en les amenant au baseball et pourquoi pas gagner… je vous laisse deviner quoi ! Ce supokon flirte allégrement avec le genre furyo, qui met en scène des délinquants juvéniles et qui a apporté le succès à Morita avec Racaille Blues de 1988 à 1997.

Les années 1980 marquent une vraie rupture dans l’histoire du manga de sport, la décennie ouvrant le supokon à une diversité de récits, phénomène qui ne cessera de se renforcer jusqu’à nos jours, tout en proposant des œuvres reprenant tout ou partie du nekketsu. C’est le cas de Go and Go de Takao Kôyama, entre 1996 et 2006, rare shonen nekketsu de baseball publié en France, reprenant le format classique du joueur sorti de nulle part, diamant brut, qui, avec son équipe visera le Koshien tout en polissant son talent naturel par des efforts acharnés et des rivalités passionnées.
Mais les deux œuvres majeures du manga de baseball, qui émergent entre les années 1990 et 2000, sont assurément Major et Ace of Diamond, deux mangas, adaptés en anime, qui ont inspiré des générations de joueurs, au Japon comme en France. Le premier fut créé par Takuya Mitsuda et publié de 1994 à 2010 à hauteur de 53 millions d’exemplaires. Il suit le héros, Goro Shigeno, du jardin d’enfants à ses exploits dans les Ligues Majeures américaines. Certes, on retrouve un héros en dehors des normes, par son tempérament et son talent naturel pour le sport, qui va devoir aussi passer par d’incroyables entraînements pour maximiser ses dons, vaincre ses adversaires et réaliser ses rêves, dans le plus pur style nekketsu, mais c’est aussi une œuvre unique qui nous plonge dans presque toute la vie du héros. On le voit grandir, traverser des épreuves personnelles dramatiques, passer à l’âge adulte, devenir père, notamment dans la suite Major 2nd depuis 2015, et surtout découvrir la réalité du monde professionnel, là où de nombreux mangas de baseball se concentrent souvent sur les joutes lycéennes.
Opening de la saison 3 de Major, revenant sur les deux dernières années de lycée de Goro, et développant une quête pour aller au Koshien dans un contexte bien différent de nombreux mangas traitant du même sujet.
Assez rare, ce manga de sport nous sort également du Japon, le héros décidant à 18 ans de tenter sa chance directement aux États-Unis plutôt que de poursuivre la voie classique du pro japonais qui passe par la Nippon Pro Baseball. Un parcours qui va inspirer Shohei Ohtani, l’actuel meilleur joueur de baseball au monde, triple MVP en Major League Baseball en 2021, 2023 et 2024, joueur unique dans l’histoire de la ligue américaine. Fan de Major, son souhait était de passer directement du Koshien au baseball pro états-unien avant d’être convaincu par le manager des Hokkaido Nippon Ham Fighters de finalement peaufiner son talent en NPB avant de traverser le Pacifique.
Quant à Ace of Diamond, il va également inspirer Ohtani et bien d’autres joueurs japonais. Le manga de Yuji Terajima débute en 2006 et prend fin en 2022, profitant lui aussi d’une adaptation partielle en anime qui va le faire découvrir en France avant qu’il ne soit enfin édité chez nous par les éditions Mangetsu depuis septembre dernier, en partenariat avec la Fédération Française de Baseball Softball. L’histoire se concentre sur un lycée tokyoïte, Seido, renommé pour son équipe de baseball mais qui connaît des difficultés à revenir au Koshien depuis quelques années. Le club, autour d’un entraîneur charismatique, tente de rebâtir une équipe performante face à de nombreux rivaux de qualité dans la capitale.
Le récit suit particulièrement une nouvelle recrue, Eijun Sawamura, encore un diamant brut, chien fou plein de gouaille, qui va devoir faire face à la concurrence des anciens mais aussi d’un autre rookie, Furuya. Terajima, qui a joué au baseball plus jeune, tente de restituer la réalité du baseball lycéen et du sport collectif. Autour du héros et des protagonistes principaux, il s’attache aussi à explorer la psychologie et les désirs des joueurs de second rang et des joueurs adverses ainsi que la dynamique collective d’une équipe de jeunes adolescents et de leurs encadrants. Malgré la part romancée de l’œuvre et l’usage d’une forme de makyu pour certains lancers ou certaines frappes, l’ensemble reste réaliste et a inspiré de nombreux adolescents, dont certains sont devenus professionnels en NPB voire en MLB.
Des joueurs qui se reconnurent en partie dans le manga et qui, pour certains, sont même devenus des modèles de l’auteur, Terajima s’inspirant à son tour de ces professionnels pour les lancers des pitchers ou les batting stances des frappeurs. Mais la narration d’Ace of Diamond ne puise pas seulement son inspiration dans le nekketsu. A l’instar de nombreux supokon actuels, il va piocher dans d’autres trames narratives. Par exemple, la relation qu’entretiennent les jeunes lanceurs Sawamura et Furuya avec le receveur de l’équipe, Kazuya Miyuki, se basent sur le modèle de la relation amoureuse, un modèle qu’il a repris de deux autres mangas de baseball, écrits par des autrices, Ookiku Furikabutte (ou Big Windup) d’Asa Higuchi, débuté en 2003, et Battery d’Atsuko Asano de 2005 à 2021.

Ookiku Furikabutte est une sorte d’antithèse à Major et Ace of Diamond. Le lanceur principal ne lance pas des rapides de feu comme dans Major et on ne suit pas une équipe de premier plan comme Ace of Diamond. Ici, on suit une équipe qui vient de se former dans un lycée de campagne et le lanceur titulaire, Ren Mihashi, un grand timide qui manque de confiance en lui même s’il affiche un contrôle parfait, lance des balles peu rapides. Mais, en développant une relation spéciale avec son receveur, Abe Takaya, il va polir son talent. C’est une relation où chacun devra s’apprivoiser, s’ouvrir à l’autre pour établir un lien de confiance. D’ailleurs, le manga ne met pas en avant de durs entraînements pour permettre à l’équipe de progresser. Les joueurs vont progresser en mettant en avant la notion de plaisir dans l’effort, dans la récupération et la préparation mentale.
Méconnu en France, bien que deux saisons de l’anime furent traduits par des fans, Ookiku Furikabutte est considéré comme une œuvre ayant révolutionné le manga de baseball en proposant une nouvelle approche des histoires de baseball lycéen. Sans être le but de l’œuvre, il accompagne, par son rapport sain au sport et aux relations au sein de l’équipe – entre joueurs et entre joueurs et encadrants – une critique croissante du baseball lycéen au niveau de la brutalité des entraînements et des entraîneurs, les risques de blessures dans la sur-utilisation des bras des lanceurs et empêchant certains joueurs de passer pros ou encore la surmédiatisation de jeunes adolescents.
Avec près de 400 mangas de baseball, on pourrait citer d’innombrables œuvres qui racontent le jeu d’innombrables manières comme Tetsuwan Girl (Tutsomu Takahashi, 2000) qui retrace les aventures d’une équipe féminine dans le Japon occupé d’après-guerre ou encore One Outs (Shinobu Kaitani, 1998) où la vedette d’un club pro, souhaitant gagner le championnat, recrute un lanceur qui gagne sa vie dans un jeu de paris à base de lancers de baseball, après avoir perdu contre lui. Le duel lanceur batteur est vu sous l’angle d’un pur affrontement psychologique.
Cette variété se nourrit également du fait que le baseball devient une sorte de passage obligé pour de nombreux mangakas, soit parce qu’ils sont passionnés par ce sport, soit parce qu’il s’agit d’une commande des éditeurs afin de répondre aux attentes du public, soit parce que c’est un sujet qui pourra toujours plaire à ces mêmes éditeurs et ce même public. Une valeur sûre. De grandes figures actuelles du manga ont publié du baseball comme Masashi Kishimoto (Naruto), Tsukasa Hojo (Nicky Larson/City Hunter, Cat’s Eye) ou encore Taiyou Matsumoto (Ping Pong, Amer Béton).
Ce dernier a écrit un récit reprenant l’un des grands thèmes du baseball, la relation père-fils. Dans Le Rêve de mon Père (Hana otoko en vo, 1991), un fils studieux se voit contraint de passer du temps avec son père, joueur de baseball fantasque et paresseux de terrain vague qui, malgré l’âge passant, rêve toujours de jouer pour son équipe de cœur, les Yomiuri Giants, abandonnant le foyer familial pour cela. Un roman graphique qui a eu droit à sa publication française, en trois tomes, en 2018.
Cependant, le baseball ne se dévoile pas uniquement dans les supokon. En tant que sport roi du Japon, il est présent dans de très nombreux mangas et animes, à l’occasion d’une scène ou d’un chapitre. Bien entendu, on pense, en premier lieu, aux mangas se déroulant dans l’univers quotidien des lycées japonais mais il s’incruste également dans de nombreux récits de fantasy, que ce soit dans le récit principal ou des épisodes spéciaux. Ainsi, la star des shonen, One Piece, a eu droit à un court-métrage dédié au baseball mettant en scène l’équipage du héros Monkey D. Luffy face à une équipe des Hommes-Poissons, l’un des peuples de l’univers du pirate au chapeau de paille. Plus récemment, c’est un autre shonen de premier plan, My Hero Academia, qui a offert un double épisode spécial sur une ligue de baseball où s’affrontent les super-héros et super-héroïnes de l’anime. L’événement fut même accompagné de collaborations avec les équipes des Giants et des Hawks de la NPB.
En revanche, dans les mangas à succès que sont Jujutsu Kaisen ou L’Attaque des Titans (Shingeki no Kyojin), le baseball est intégré au récit principal. Dans le premier, dans le cadre d’un examen, un match de baseball oppose des jeunes exorcistes de deux lycées différents. Dans le second, le baseball est présent dans ce monde de dark fantasy, se déroulant à une époque semblable au début du 20ème siècle, et est joué par certains personnages de l’œuvre, devenant même une technique de combat pour l’un des titans de l’histoire.

On pourrait évoquer bien d’autres exemples et même remonter dans le temps, avec le fameux rugball de Cobra, sport brutal mêlant football américain et baseball mais on y passerait des heures. Le baseball est partout. Et, même si le supokon ne cesse d’explorer de nouveaux sports et que ceux de football foisonnent, le baseball reste une source inépuisable de nouveaux mangas et animes. Bien que largement boudés par les éditeurs français, ils arrivent encore à se faire découvrir en France via les animes disponibles sur des plate-formes comme ADN ou Crunchyroll, à l’instar d’Oblivion Battery, débarqué sur cette dernière en 2024, nouveau récit autour d’une quête du Koshien mais en prenant le chemin détourné de joueurs qui, entrant dans un lycée sans équipe, vont devoir tout reconstruire de zéro pour parvenir au grand championnat national lycéen.
Le manga de baseball a toujours été pris dans une double tension positive, à la fois source d’inspiration et objet inspiré par les succès du baseball dans l’archipel nippon. A l’heure des Tokyo Series et du règne de Shohei Ohtani, souvent surnommé yakyu shonen pour son parcours digne d’un héros de manga, on retrouve dans ce dernier cette double relation : lui-même ayant été inspiré par des mangas comme Major et Ace of Diamond, avant d’en inspirer à son tour. Comme une belle manière de boucler la boucle ou d’ouvrir, à travers les nouvelles stars japonaises rayonnant en MLB, un nouveau chapitre du manga de baseball… et du baseball nippon.

Photo en couverture d’article : Ookiku Furikabutte
Bonus : vous pouvez (re)lire ici l’article consacré à la sortie de « Manga et Sport, une passion japonaise » ; et celui-ci consacré à l’amour du Japon pour son yakyu.

