Parfois abondant et parfois marginal, selon les époques, l’art du baserunning garde toujours une place à part dans le cœur des amoureux du baseball : En quelques dixièmes de secondes, le baserunner doit évaluer le mouvement du lanceur, le positionnement des infielders, le bras du receveur et prendre la décision qui lui permettra de traverser les 30 mètres séparant les bases de départ et d’arrivée avant le tag fatidique, donnant lieu à des situations parfois spectaculaires où la différence entre un out et un joueur en position de marquer se résume à quelques millimètres, un premier pas trop indécis ou un plongeon mal contrôlé. Pourtant, depuis les années 1990, le baserunning semble devenir un art en voie de disparition que seuls quelques irréductibles continuent à faire vivre. Mais cela pourrait bien être en train de changer…

Historique du vol de base
Il fut un temps, celui de la première deadball era, où la domination des lanceurs et le caractère relativement exceptionnel du coup de circuit faisait du vol de base l’arme ultime pour tenter de marquer plus de points que son adversaire. Ainsi, vers la fin des années 1900, il y avait dans les ligues majeures un ratio d’environ 10 vols de buts pour un seul home run. Un phénomène qui continuera jusqu’à la fin des années 1910, et l’avènement de la génération Babe Ruth, des New York Yankees et de l’éloge de la surpuissance.
Fini les bunts malins, les hit-and-run à gogo et les sorties kamikazes à chaque opportunité. Pourquoi tenter le diable sur les sentiers alors que le baseball de puissance permet de faire rentrer les points bien plus sûrement (et l’on voit déjà ici une sorte de schéma qui se dessine) et en plus grand nombre. Surtout qu’à l’époque on était bien bien loin des Utley et Posey Rules, et les contacts sur bases et au marbre pouvaient s’avérer plutôt rugueux. Alors pourquoi aller se faire éparpiller façon puzzle pour gagner un coussin quand Johnny Biscotos se prépare à faire rentrer tout le monde d’un bon gros coup de batte derrière les grillages?
Et cette tendance allait se confirmer durablement. Quand les Negro Leagues brillaient par leur jeu de mouvement, de vitesse et d’habileté sur les coussins, les Majors allaient totalement oublier le vol de base. De plus de 3000 bases par an dans les années 1910, on ne dépassera les 1000 vols que trois fois entre 1931 et 1960, et encore, de peu (1088 en 1931, 1021 en 1937 et 1010 et 1943) jusqu’au plancher historique de 650 buts volés en 1950 soit un tout petit peu plus d’une Stolen Base tous les 2 matchs (ndla : pour comparaison, la saison 2019 fut la moins prolifique de l’ère moderne avec 2280 bases volées en 2430 matchs de saison régulière, soit un peu moins d’une par match).

Mais les 56 vols en 1959 de Luis Aparicio (White Sox, 9 fois leader d’AL en vols de buts de 1956 à 1964) et, surtout, les 104 vols de Maury Wills (Dodgers) en 1962 allaient porter une nouvelle tendance. Ce n’était plus la puissance contre la vitesse mais la puissance et la vitesse combinées, chacun apportant ses qualités respectives à l’équipe, jusqu’aux années folles de Vince Coleman (Cardinals ; 110 SB en 1985) et surtout Rickey Henderson (Athletics ; 130 SB en 1982, leader all-time de vols mais aussi de vols manqués en MLB (1406 et 335), deux records historiques de MLB) . avec le déclin de Henderson, les vols de bases se stabiliseront autour des 3000 vols jusqu’à l’an 2000. Puis entre 2500 et 3000, avant de filer sous les 2500 pour la première fois en 2018 puis au plancher moderne de 2280 en 2019, une année qui aura vu la nouvelle dominance du Home Run, et un record historique de coups de circuits frappés dans les Majors (6776 HR, 671 de plus que le précédent record qui datait de… 2017)
Nous y voilà donc. La boucle est bouclée et, un siècle après le Babe et les Bourrins United, le vol de bases est re-mort. Vraiment ? Et bien, je vais grave me mouiller sur ce coup-là et vous dire que la réponse semble être : « pas sûr hein… »
Une histoire de hustle, de lancers lents et d’Analytics
Si le vol de base reste une activité que beaucoup de coachs modernes considèrent comme un risque trop grand par rapport à la récompense d’un 2-run home run, tous n’ont pas la même approche dans ce domaine. Ainsi, on a vu les Kansas City Royals et les Texas Rangers pratiquer une course sur bases très agressive ces dernières saisons, sous l’impulsion notamment de Whit Merrifield (AL Leader en 2017 et 2018 et de la fusée Adalberto Mondesi (AL Leader en 2020) ) côté Royals, ou de Kiner-Falefa, Taveras ou Andrus (aujourd’hui à Oakland) côté Rangers.
On a vu aussi en 2020 et en ce début de saison l’un des grands favoris au titre, les San Diego Padres, pratiquer un des baserunnings les plus agressifs de ces dernières années, en cherchant toujours à acquérir une base supplémentaire quand l’occasion se présente, par le vol ou le hustle. A l’heure où j’écris ces lignes, les Padres sont récompensés de 64 buts volés en 63 rencontres, ainsi que de 44% d’Extra Base Taken (buts supplémentaires pris), une statistique baseball-reference permettant de calculer le nombre de coussins gagnés par la course (plus d’une base sur un single, ou plus de deux bases sur un double). Un domaine du jeu dominé, sans surprise, par deux franchises pionnières des Analytics, les Rays (49%) et les Athletics (48%), des équipes qui ne mettent toutefois pas la même emphase que les Padres sur le pur vol de base (73 en 80 matchs pour les Padres, 52 pour les Rays, 30 pour les Athletics).
On reparlera de Fernando Tatis Jr. un peu plus tard, mais arrêtons-nous d’abord sur deux aspects qui peuvent aujourd’hui permettre d’imaginer un retour en force du vol de base, à commencer donc par les Analytics. Alors certes, me direz-vous, les Sabermetrics se sont construites en partie sur l’idée qu’il fallait à tout prix chercher à emmener un joueur sur base, minimiser les retraits et maximiser les profits en éliminant les risques inconsidérés. Les Oakland Athletics de 2002, dont l’histoire est contée dans le livre puis le film « Moneyball », en sont d’ailleurs un exemple flagrant puisqu’ils furent bons derniers de toutes les Ligues Majeures dans le domaine avec 46 vols de buts sur la saison. Six de moins que les Indians, également impliqués dans la révolution Analytics, et 16 de moins que les Texas Rangers, 28e dans le domaine du vol de base.

Certes, mais les données sont de plus en plus nombreuses, de plus en plus complexes, et les départements analytiques de plus en plus fournis pour décrypter tous les faits et gestes de tous les adversaires potentiels, du Single A aux Majors. Chaque aspect du jeu est disséqué, analysé et manipulé dans tous les sens pour tenter de prendre l’avantage compétitif là où il peut être trouvé . Voler des bases sans se faire prendre.
Ainsi, si le vol de base n’a pas encore retrouvé ses lettres de noblesse, il est pratiqué de manière de plus en plus précise. Dans un baseball où chaque lanceur dispose d’un arsenal de lancers de plus en plus variés, les schémas et les opportunités sont l’une des nombreuses données traitées par un département analytique, pour profiter – par exemple – d’un lancer attendu comme lent ou hors-cadre pour lancer le coureur.
Un receveur occupé à « Framer » une breaking-ball en dehors de la zone de strike sera forcément moins à même de se relever en un dixième de seconde pour éliminer un coureur au second but. Ainsi, si le nombre de vols de but continue de régresser, la qualité moyenne des tentatives n’a jamais été aussi bonne : ainsi, le taux de succès approche aujourd’hui des 80%, contre 65 à 70%, en moyenne, dans les folles années 80.
Fernando Tatis Jr. et Ronald Acuña Jr. commes locomotives ?
Si l’on peut regretter la disparition progressive des vrais voleurs de base d’instinct, comme Whit Merrifield, un coureur à la vitesse moyenne mais à l’œil redoutable, au profit des fusées et des départements analytiques, les aficionados de la course sur les sentiers ont tout de même de bonnes raisons d’être optimistes pour les saisons à venir. Tout d’abord parce que deux des nouvelles superstars du baseball, Fernando Tatis Jr. et Ronald Acuña Jr. pour ne pas les nommer, sont en train de redonner au baserunning ses lettres de noblesses.
Instinctifs, rapides, spectaculaires, les jeunes superstars des Padres et des Braves ont en commun de frapper le feu et courir comme le vent. A tel point qu’ils sont aujourd’hui respectivement, premier et troisième de National League en termes de Home Runs (26 et 22) et deuxième et troisième en termes de vols de bases (17 et 16 buts volés, derrière Trea Turner avec 18), les plaçant tous deux dans une position plus que confortable pour envisager, a minima, une entrée groupée dans le prestigieux 30-30 club, auquel appartient déjà Acuña depuis 2019.

Mieux, s’ils décident de se lancer une véritable course en mode McGwire vs Sosa ‘98, pourquoi ne pas envisager la possibilité de rejoindre ensemble le club très très fermé des 40-40, l’objectif annoncé de Ronald Acuña en 2020, et bien entendu son objectif cette année encore. On rappelle que le 40-40 Club ne compte aujourd’hui que 4 membres : Jose Canseco (1988, Athletics), Barry Bonds (1996, Giants), Alex Rodriguez (1998, Mariners) et Alfonso Soriano (2006, Nationals), un groupe aussi sulfureux que prestigieux.
Encore mieux, si Tatis ou Acuña terminait la saison en tête de National League en termes de Home Runs ET de bases volées, ce serait une première depuis Chuck Klein (38 HR, 20 SB), des Philadelphia Phillies, en 1932, pour un exploit qui n’a été réalisé que trois fois dans toute l’histoire de la MLB, AL & NL confondus! Voila la portée de ce que les deux jeunes stars du jeu pourraient bien réaliser, cette année ou dans un futur proche.
Tout sauf anecdotique, quand on sait combien la MLB compte sur la « coolitude » de ses jeunes stars, et en particulier Fernando Tatis Jr., pour attirer un public plus jeune et refaire du baseball un « produit » attractif pour tous alors que les polémiques récentes n’ont fait qu’appuyer le désintérêt des jeunes spectateurs.
Et si on changeait les règles du jeu?
Si l’apport des nouvelles stars est un aspect non-négligeable qui pourrait permettre d’accélérer la renaissance du vol de bases, et si les contorsions de Tatis pour subtiliser un coussin en se tordant comme un Neo dans Matrix sont une bénédiction pour les Highlight Reels, des solutions pratiques et beaucoup plus accessibles pour le commun des mortels sont à l’étude actuellement dans les laboratoires du Commissionner, les Minor Leagues. Des changements à première vue mineurs mais dont les effets sont si drastiques qu’ils pourraient totalement chambouler la physionomie du vol de bases jusque dans les Major Leagues.
Les deux règles proposées, et qui pourraient potentiellement être discutées à la fin de l’année, lors des discussions entre les joueurs, les propriétaires et la ligue pour l’Accord Collectif (CBA) sur les saisons à venir, sont les suivantes :
- Le lanceur doit impérativement retirer son pied de la plaque (rubber) avant de tenter un lancer vers l’une des bases. Si le lancer est réalisé avec un pied sur la plaque, l’arbitre signifiera un balk.
- Pour en terminer avec les interminables jeux du chat et de la souris entre le monticule et la première base, le lanceur ne pourra tenter le « pick-off », sur n’importe laquelle des trois bases, que trois fois. Si le troisième essai ne résulte pas en un out, l’arbitre signifiera, là encore, un balk contre le lanceur
Ces règles sont testées actuellement dans toutes les divisions de Class A, en High-A pour la première, déjà testée sur une demi-saison d’Atlantic League (une Ligue indépendante partenaire de la MLB) en 2019, et en Low A pour la seconde, avec des effets non-négligeables.

En effet, en A-Ball comme pour le test initial en Atlantic League, les vols de base sont en hausse d’environ 80%, pour un taux de tentatives de vol depuis le premier but s’élevant à 17.5% (contre environ 7% actuellement en Major Leagues).
Ces dernières saisons, la League s’évertue souvent maladroitement à tenter de rendre le jeu plus spectaculaire et promouvoir les balles en jeu pour mettre fin à la dictature des True Outcomes. En cherchant à réduire la proportion des Home Runs, d’abord, avec une nouvelle balle un peu moins propices aux vols au long cours, puis en s’attaquant au spinning rate devenu fou des lanceurs avec ses mesures sur les substances collantes, le tout pendant que les têtes pensantes du Commissioner Office continuent de chercher une manière acceptable de limiter ou contrôler les shifts défensifs.
Finalement, les mesures en cours de test dans les Ligues Mineures pourraient venir rejoindre ce nouvel arsenal pour compléter le tableau radieux d’un baseball retrouvé : des frappeurs de constance qui réapprennent à frapper sur toute la largeur du terrain, les Home Runs qui deviennent chasse gardée des gros bras, du trafic sur les sentiers avec une véritable liberté d’attaque sur les buts.
Radieux ? Pas si sûr, car si ce scénario se réalise je peux déjà vous annoncer le débat qui rongera le baseball majeur à l’orée des années 30, lorsque la présence sur base et le baserunning auront cannibalisé le jeu au point de rendre le contact au bâton quasiment superflu et la frappe de puissance anecdotique: « comment faire revivre les frappeurs dans un baseball qui s’est transformé en un gigantesque relais 4x100m sur le diamant » .
Il sera alors temps, une fois de plus, de passer à la prochaine ère du jeu et de chercher les solutions permettant de radicalement changer le visage du sport. Car qu’est-ce que le baseball, après tout, sinon un cycle de saisons parfois vibrantes et parfois glaciales, où l’équilibre des forces n’est pas et ne sera jamais une donnée tangible, mais plutôt la recherche d’une perfection propre à chaque amoureuse ou amoureux du baseball. Et par-dessus tout, un éternel recommencement.

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